Caroline Doucet : Dans le chapitre XI du séminaire XX, Lacan évoque l’amour selon un abord que J.A. Miller épingle ainsi « l’amour, de la contingence à la nécessité ». Il est donc question dans ce chapitre de l’émergence contingente de l’amour. Cela étant, « tout amour, écrit Lacan, se supporte d’un certain rapport entre deux savoirs inconscients1 ». Comment comprenez-vous ce dit de Lacan ?
Le « certain rapport entre deux savoir inconscients » n’est pas un rapport total, absolu. Il tient à la rencontre de deux versions de l’objet perdu et à ce qu’elle produit chez chacun comme modalité du désir mais aussi comme rapport à la jouissance… L’objet perdu n’est qu’un substitut de ce qui ne peut se dire, du fait du refoulement originaire. Le savoir inconscient reste savoir insu pour une part, c’est ce qui donne sa valeur de tuché à l’instant de certaines rencontres amoureuses et ce qui permet de parler des « surprises de l’amour ». L’amour est le révélateur d’un savoir inconscient sur la perte mais il ne restitue pas ce qui pour chacun reste au fondement de l’inconscient. Il se tisse donc aussi des malentendus que fabrique le rapport singulier au manque chez chacun des partenaires, selon qu’il se situe côté homme ou côté femme. C’est pour cela que selon Lacan l’amour est don de ce que l’on n’a pas et que celui ou celle qui le reçoit ne peut s’en satisfaire car la place du vide ne peut jamais être réellement comblée. La contingence de la rencontre n’empêche donc pas que celle-ci, une fois survenu le « ça cesse de ne pas s’écrire » quand deux se rencontrent, produise la nécessité du partenaire comme symptôme.
Anne-Marie Lemercier : Freud qualifiait de « condition d’amour » Liebesbedingung – ce à partir de quoi les hommes et les femmes se choisissent, ce à partir de quoi s’opère le choix d’objet d’amour. Ainsi, J.A. Miller indique dans son texte « Causerie sur l’amour 2», que « l’Homme aux loups répond automatiquement à un certain type de rencontre ». Et il précise à propos des conditions d’amour « il y a des conditions au niveau signifiant et des conditions proprement de jouissance ». Qu’en pensez-vous ?
Que la rencontre amoureuse puisse être contingente n’annule pas le fait qu’elle obéisse à certaines conditions inconscientes qui, selon Freud déterminent le choix d’objet amoureux. Les « conditions au niveau du signifiant » du choix d’objet dessinent les limites du choix de jouissance repérables à partir du fantasme. Elles permettent une satisfaction lorsque la rencontre amoureuse porte à développer les capacités de lien et d’expression de la libido en tempérant les excès qui se retournent contre le sujet. C’est le versant du choix amoureux assurant une certaine phallicisation de chacun des partenaires via la rencontre et la reconnaissance de l’autre. Mais la répétition dans les choix d’objets amoureux peut aussi, à l’occasion, constituer un motif puissant pour s’adresser à la psychanalyse lorsque les conditions d’amour se révèlent désastreuses dans leurs conséquences. Le fantasme peut par exemple porter à l’élection d’un(e) partenaire à sauver, ou de celui qui déconsidère le sujet, ou encore de celui ou celle qui reste peu disponible ou paraît tellement admirable que le sujet s’interdit d’exercer ses capacités intellectuelles, artistiques ou ses talents propres. « Les conditions proprement de jouissance » concernent plus précisément l’objet et le rapport au corps, elles évoquent la composante fétichiste de l’amour. Un grain de beauté, un certain regard, un grain de voix ou de peau, une démarche un peu déhanchée, ou encore comme pour l’Homme aux loups la position du corps de l’autre, rappelant une première expérience de jouissance… Les traits du partenaire déclenchant l’attrait amoureux sont toujours singuliers et sont d’autant plus nécessaires qu’ils tiennent lieu de substituts d’une jouissance perdue de toujours, inaccessible donc, ce que Freud appelle « l’irremplaçable qui agit dans l’inconscient3 », magnifiquement commenté par J-A Miller dans sa « Causerie sur l’amour ». On peut remarquer que, dans les cures, les sujets s’en plaignent moins que des conditions signifiantes, comme s’ils savaient que ceci concerne ce que note Freud : « Les pulsions amoureuses sont difficilement éducables.4 »
Caroline Doucet : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur un couple passé ou actuel qui vous a marqué ?
Anne-Marie Lemercier : La question me porte à comparer deux couples du monde de la musique, qui, en dépit de points communs, témoignent à mon sens d’un nouage très différent. Ceci s’entend dans les effets, sur l’exercice de leur art, chez les deux maris ayant perdu leur épouse.
Jordi Savall et la soprano Montserrat Figueras se sont rencontrés en 1968. Il n’est pas impossible que les prénoms Jordi et Montserrat soient intervenus dans ce qui a fait rencontre5. Ce serait un élément signifiant mais sans doute pas le seul déterminant ! Ils se sont mariés, ont fondé ensemble Hespèrion XX et ont eu deux enfants musiciens également… Ce fut un couple ouvert sur l’art et sur le monde à travers leur interprétation de la musique ancienne qu’ils ont inlassablement développée. Leur lien, tissé de légèreté dans la densité d’une étude rigoureuse des textes et partitions portés en commun, résonnait à travers la musique baroque qu’ils transmettaient avec finesse. Montserrat Figueras est morte d’un cancer en 2007. Jordi Savall a continué et ne cesse de s’adresser au monde, de transformer son ensemble. Sa femme reste très présente dans son combat pour la musique ancienne au service de la paix, sans qu’il reste figé dans un culte de l’icône disparue. La perte, si douloureuse pourtant, n’a pas altéré son lien à la vie. La dimension symbolique du lien amoureux perdure dans l’œuvre qu’il poursuit.
Ivo Pogorelich lui, a épousé sa professeure de piano Aliza Keredadzé. Leur amour passionné, en écho à l’intensité dramatique de la musique romantique, a permis à Ivo outre les nombreux concerts et enregistrements exceptionnels, de créer une fondation pour venir en aide aux blessés de Sarajevo, un festival et un concours international pour soutenir les jeunes musiciens.
Aliza est morte d’un cancer en 1996 après 16 ans de mariage. Ivo n’a plus joué en public pendant très longtemps, ni enregistré pendant 18 ans, comme s’il s’était éteint avec celle qui l’a porté dans son art et à la scène. De son deuil il ne peut parler, mais il peut dire que pendant ces années de silence il a cherché à perfectionner son art pour se tenir au plus près de la voix du compositeur, devenu son seul partenaire. Il semble qu’il soit enfin parvenu, sans la présence de corps d’Aliza, à trouver un nouveau nouage, avec la musique. Ceci lui permet de se soutenir vivant –dans une grande solitude toutefois- lorsqu’il se risque à jouer devant un public auquel il dit lui-même ne pas s’adresser car seul compte le lien avec l’au-delà… Il cherche la mélodie pure. Sur scène, seul avec son piano il reste en effet inaccessible au public, dans une pratique d’exception qui peut faire penser à l’art magistral de Glenn Gould. Le corps à corps avec l’instrument pour accéder à la musique pure, le maintient en vie alors que le corps de l’Autre l’avait abandonné.
1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XX « Encore »(1972-1973), texte établi par J.A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1975, p.131
2 [22] Jacques-Alain Miller, « causerie sur l’amour », in Cahiers n°10, publication de l’ACF-VLB, Printemps 1998.
3 Freud, Sigmund, «Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, I, Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », La vie sexuelle, P.U.F 1969, p. 51.
4 Freud, S. « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », Opus cité, p. 65.
5 Le professeur qui a formé Montserrat Figueras s’appelait Jordi. Le monastère de Montserrat fut un lieu important dans l’enfance de Jordi Savall. Hespèrion XX a enregistré des chants de Montserrat, Hespèrion XXI renouvelle cette œuvre.