La plupart des jeunes qui partent faire le djihad sont sans repères. L’islam, ce discours religieux qui n’a pas été touché par le déclin du Nom-du-Père, peut leur fournir une boussole en disant ce qu’il y a lieu de faire en tant qu’homme, en tant que femme… Mais Daesh s’écarte de l’islam. Daesh ne s’appuie pas que sur un Autre qui tienne encore le coup, Daesh tire sa puissance du Un.
Le Un, c’est Allah, le Dieu Un qui n’a rien à voir avec Dieu le père comme l’énonce la sourate dite du Culte Pur : « Dis : Lui Dieu Un. Dieu de la plénitude. N’engendre pas. N’est pas engendré. Nul n’est égal à lui. »
Le Un, c’est la volonté du dieu Un qui exige l’élimination de toute jouissance autre, c’est le commandement énoncé par Dieu, surmoi féroce pouvant venir en lieu et place de l’idéal du moi. Le discours djihadiste s’appuie plus sur les hadits du prophète qui sont des injonctions explicites fermant la voie aux interprétations que sur le Coran. Par exemple, « L’envoyé d’Allah dit : Qui que vous trouvez qui agit à la manière des gens de Loth, tuez l’actif et le passif ». Peut-on considérer ce type d’injonction comme un S1 tout seul ? Or, moins le signifiant est articulé en discours qui localise la jouissance et l’apaise, plus il produit de la jouissance et pousse au passage à l’acte. Est-ce l’effet obtenu, quand le terroriste avant son acte, récite en boucle une sourate ?
Le Un, c’est aussi l’espace sans limite d’internet. Les vidéos de scènes de décapitation ont accéléré le recrutement de jeunes par identification au bourreau. Cette identification satisfait directement la pulsion. Elle fait un, alliance avec la pulsion agressive.
Le Un, c’est aussi le groupe de pairs. Il s’organise dans les cités autour d’un prêcheur et sort ces jeunes de leur isolement. Le triomphe de l’image amène ces sujets, là où ils ne savent pas ou plus ce qu’ils sont, à être agis par un « j’en suis » avec pour conséquence une docilité mortifiante au groupe qui pense et décide pour eux.
Le ressort de ces groupes est la haine, la haine du mode de jouir de l’Autre, en l’occurrence celui de l’occident qui s’ordonne du plus-de-jouir (foot, terrasses, musique). La haine indique la voie où le sujet va se réaliser pleinement dans une certitude quant à son être, héros, martyre. Evitant la division, cette certitude de l’être fait un et conduit invariablement à la mort puisqu’elle est négation de la jouissance vivante, de cette part d’impossible qui fait que l’identité de notre être est toujours incertaine.
Le groupe en tant que Un, fraternisant dans la haine, se rapproche de ce qu’Antoni Vicens[1] a appelé communauté de jouissance à propos de l’académie militaire de Tolède où ont séjourné en tant que cadets, les futurs généraux qui ont suivi Franco. Des pratiques violentes, des sévices entre cadets, ont inscrit dans leurs corps un véritable lien de sang, constituant ceux qui ont fait cette expérience comme des maîtres de jouissance. Censés dominer la mort et préparés à la déshumanisation, les cadets étaient accueillis avec ce discours : « Chevaliers légionnaires ! Vous êtes venus ici pour vivre une nouvelle vie pour laquelle vous devez payer avec la mort. Qui êtes-vous ? Les fiancés de la mort ! Vive la mort ! ».
Identique à celui de l’académie et conforme au slogan repris par les nazis, « Mieux vaut une fin horrible qu’une horreur sans fin », le discours des recruteurs de Daesh promet de passer du statut de rebut de la société occidentale à celui de rédempteur de l’oumna, de se faire un nom dans la mort avec en prime la jouissance non écornée du paradis. Cette proposition, reposant sur une alliance entre idéaux et au-delà du principe de plaisir, peut, à l’instar du sinthome, faire Un et venir, pour certains jeunes, capitonner une jouissance dérégulée.
[1] Vicens A., « Guerre, dictature et régime de jouissance dans le franquisme », in La psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg international, 2015.