La relecture par Lacan du cas Dora1 démontre selon nous toute sa puissance, à partir des mathèmes de la relation homme femme formulés dans « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache »2. Pour l’homme, la femme est en place de Φ (a) ; pour la femme, l’homme est en place de Ⱥ (ɸ).
Point de départ, la « désunion » du père et de la mère de Dora, selon le terme de Freud. Si les deux fonctions P(ère) et M (ère) rendent efficiente la métaphore paternelle, la relation homme-femme est, elle, déficitaire3. Pour Lacan l’impuissance du père est centrale. Impuissance, rappelons-le, liée aux nombreuses maladies organiques (ce n’est pas une impuissance d’abord mentale)4.
La position virile ɸ /- ɸ est donc ici déficitaire. De facto le père est détourné de toute femme, combien même idéale, par ses maladies qui le ramènent incessamment à son corps. Sa propre femme, la mère de Dora est depuis longtemps déchue de cette place. Autre donnée : la position de demande d’amour de Dora. C’est une demande d’amour au père, mais qui ne trouve pas d’issue, et qui semblerait n’en devoir trouver jamais aucune, puisqu’a priori, il n’y a aucune place pour cet idéal féminin Φ chez lui.
Ainsi Dora, laissée pour compte de sa demande d’amour, se trouve en position d’objet a, ne pouvant recevoir du père le don de ce qu’il n’a pas (Ⱥ), don qui seul ouvrirait la voie à la jeune fille, dans le futur, vers une position phallique, Φ, pour un homme.
Or, miracle, la mise est sauvée pour elle, ceci du fait de l’intérêt porté par son père pour Mme K, qui se révèle donc être la respiration subjective de Dora. La valeur agalmatique de la femme Φ, via une femme, existe donc bien pour son père. Et tout espoir est permis pour Dora de se voir un jour elle-même l’occuper. Ainsi l’existence de Ⱥ, le père de l’amour, ne se trouve pas, dans son essentialité, remise en cause. La demande d’amour de Dora peut conserver sa flèche.
Surgit cette question : qu’est-ce que Mme K a de plus qu’elle? Ce qui prolonge et transforme sa demande d’amour au père, en une interrogation sur le désir du père. Pour le savoir, elle encourage la relation de son père avec Mme K, favorise leurs rencontres, et garde les enfants du couple Mme K / Mr K. Le père de Dora, lui, se montre prodigue en cadeaux pour Mme K, sans omettre sa fille dans le circuit de ses largesses. Ainsi Dora s’imagine-t-elle participer à l’aura dont bénéficie Mme K auprès de son père.
La position de Mme K comme valeur féminine Φ se voit redoublée par ce que Dora lui suppose de relation sexuée avec son mari, Mr K, qui lui même courtise Dora. Il avait bien essayé, il y a quelques années, de l’embrasser sur la bouche5. Elle en avait gardé, à cette époque, un certain dégoût. Aujourd’hui, Dora pensant que Mme K est en position d’agalma (Φ) de Mr K, cela rejaillirait sur elle. Et c’est en place d’idéal féminin que Mr K s’intéresserait à Dora. Mais, au détour d’une promenade, il laisse tomber cette phrase fatale : « Ma femme n’est rien pour moi ». Une gifle percutante est la réponse qu’il reçoit. Car Dora se voit alors ravalée au rang d’objet d’échange. Elle réalise que Mr K ne s’intéresse pas tant à elle comme Φ, figure de la femme idéalisée, que comme objet de désir et de jouissance, ce qui la fait déchoir en a. Son père l’a donc simplement échangée contre Mme K. Elle redevient la laissée pour compte de sa demande d’amour au père. Et ce seront alors ces lettres de suicide que découvriront ses parents et qui les amèneront à l’adresser en consultation chez Freud.
1 Freud S., « Le cas Dora », Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1984.
2 Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.683 ; « La signification du phallus », Écrits, p.694 & p.695.
3 Miller J-A, « Los padres dans la cure », Quarto, N°63.
4 Freud S., op. cit, p. 11-14.
5 Ibid., p. 18.