En 1964, Jacques Alain-Miller, introduisait le concept de suture1, nommant « le rapport du sujet à la chaîne de son discours », pour l’opération menée par le philosophe, le linguiste, le logicien, figures éminentes du débat que menait alors Jacques Lacan avec le champ du savoir : « Il importe que vous soyez persuadés que le logicien, comme le linguiste, à son niveau, suture. Et, tout autant, qui dit « je ». »2
Ce n’est cependant pas là, à cette époque, une indication restrictive. La figure du psychologue, tout autant pouvait déjà intégrer la série.
Mais, concernant le philosophe, c’est « par la détermination du champ de son exercice comme « édifice universel » » que s’instaurait cette suture. A cela, reprenant ce concept de suture quelques années plus tard, Jacques Lacan y opposait le discours analytique. « Il s’agit au contraire dans le discours analytique de donner sa présence pleine à la fonction du sujet, en retournant le mouvement de réduction qui habite le discours logique, pour nous centrer perpétuellement sur ce qui est faille. »3 Dans ce chapitre, intitulé « Topologie de l’Autre », Lacan rappelle son graphe du désir pour expliciter cette « présence pleine ».
Aujourd’hui, comme nous le rappelle abruptement le débat et notre combat autour de l’autisme, la fonction de la suture trouve son renforcement dans l’opération de la psychologie du comportement et de l’intelligence émotionnelle arcboutée sur les théories scientifiques neuronales, au point que la parole puisse être considérée comme un « comportement » 4.
Pourquoi une confrontation aussi conflictuelle aujourd’hui, conflit qui implique, au-delà, un enjeu de société ? C’est que la psychologie comportementale a trouvé un allié de taille dans la bureaucratie, séduite par les théories managériales du moi, convergentes et compatibles avec celles-ci, aimantées par les gains de productivité qu’offre une standardisation de l’offre en matière de santé. Les bureaucrates se chargent de soutenir, légifération à l’appui si besoin est, la fonction universalisante qui manquait à cette psychologie dite scientifique.
Comme le reprend à sa manière une sociologue dans un rappel historique « La psychologie transforme (ra) radicalement l’image du « moi », grâce à un idéal de santé mentale et de bien-être qui va gagner tous les champs de la société : l’économie (avec les théories du management), l’éducation (les modèles pédagogiques), la vie privée (les conseillers conjugaux), la prison (les programmes de réhabilitation), la publicité, le marketing et les médias (les émissions-débats), et même les conflits internationaux, pour les traumatismes liés aux guerres et aux génocides. La psychologie intégrée au marché propose des thérapies au monde entier en faisant de l’individu autonome, de la santé mentale et de l’épanouissement des objectifs à atteindre et des objets de consommation. Pour vendre ce nouveau produit — le « moi« positif et performant —, la psychologie utilise des normes d’appréciation et de mesure de l’individu et de ses émotions. »5
Aussi la question de la « parole pleine » et celle du sujet déborde-t-elle amplement aujourd’hui l’espace du lieu de consultation privé ou public où elle restait jusqu’alors confinée, mais dont le traitement était laissé à l’initiative du praticien. L’opposition, la réticence, la répugnance, la répulsion des tenants de l’alliage : psychologie-science-bureaucratie porte électivement sur ce qui engage tout le déploiement de la parole, c’est-à-dire l’intention de dire, soit le vecteur d’intentionnalité du graphe 6:
Le point de départ du graphe, est « l’intention de signification » comme le relève Jacques-Alain Miller dans les propos de Lacan. Cette intention de signification est initiale : « Cet appareil ne fonctionne pas une seconde si fait défaut cette intention initiale de signification. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l’énergie de départ, si je puis dire, nécessaire au fonctionnement, à l’animation de ce graphe, est fournie par un vouloir dire »7.
Les effets de la politique telle que souhaiteraient la déployer nos bureaucrates de la santé asservis aux principes économiques, auraient pour conséquence de décevoir, de confisquer, d’interdire ce vouloir dire au principe de toute parole – portée par un désir, toujours singulier – de contraindre l’énergie du vouloir dire, de dévitaliser l’animation de la parole, en la considérant comme un comportement. C’est pourquoi nous pensons que le graphe du désir, qui est le graphe de la parole nous donne la cartographie des enjeux d’aujourd’hui.
Le vouloir dire, l’intention de signification, ne deviennent un enjeu politique que parce qu’au cœur de l’idéologie managériale, à vocation universalisante, qui a gagné les sphères administratives, telle la Haute Autorité en Santé, réside la volonté de déposséder le sujet citoyen au profit d’une communication asymétrique qui se passe de son assentiment.
1 Miller J.-A., « La suture », Un début dans la vie, Paris, Gallimard, 2002.
2 Ibid., p. 99.
3 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 48
4 « Qu’est ce que l’A.B.A » ( Applied Behavior Analysis- Analyse Appliquée du Comportement ), » Le comportement verbal est systématiquement travaillé. Dans un premier temps on cherche à développer le langage sous la forme de demande. L’enfant obtient alors ce qu’il demande comme renforçateur. L’expression du langage est basée sur les motivations de l’enfant. Ensuite, on enseigne le commentaire, l’obtention d’informations puis l’aspect structurel du langage. Le développement de comportements « pivots », attention conjointe, imitation, coopération, traitement d’information multimodale permet d’aborder des apprentissages plus complexes. »
http://www.abaautisme.org/index.php?option=com_content&view=category&id=3&layout=blog&Itemid=3
5 Illouz E., » La fabrique de l’âme standard », Le monde diplomatique, Paris, Novembre 2011.
6 Lacan J, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 515.
7 Miller J.-A., « La fuite du sens », L’orientation lacanienne, séance du 31 janvier 1996, inédit.