Si dans la clinique de l’autisme, le refus d’engager le regard est prégnant, interrogeons les conséquences cliniques de ce refus, pouvant aller jusqu’à ne pouvoir voir. Pourtant, il n’est pas rare de constater que les autistes fixent les objets du monde, y paraissant même happés. Alors, quand l’autiste dirige son œil sur, qu’est-ce à dire ? Le sujet autiste peut-il, au fil de sa construction, engager un regard ?
Des « yeux » en-cadrés
Charlie, 8 ans, n’engage pas le regard dans l’échange, ni aucun objet pulsionnel.
Charlie a élu un autogire[1], le fixe, dit « çà’bouge, çà’tourne, (s’)yeux », et est agi par des stéréotypies des mains devant les yeux. Lors de notre rencontre, il est branché sur cet objet. « (S’)yeux, là » répète-t-il. Hors de ce branchement libidinal, il est sans vie.
A l’œil, pour s’ouvrir au monde
Gardant toujours un œil sur l’autogire, Charlie consent à notre présence. Il m’appareille de divers objets tout en découvrant avec l’autre œil, les objets qui nous entourent. Ainsi connecté à son circuit, il s’aventure vers d’autres lieux.
Dans des toilettes attenantes où il m’emmène, il ouvre le robinet du lavabo, s’assoit sur la cuvette, fixe le tourbillon d’eau au fond de l’évier et agite les mains devant ses yeux comme à l’accoutumée. Il met ensuite deux doigts dans le mouvement circulaire de l’eau ; c’est alors qu’il défèque. Soutenu du transfert et branché sur la dynamique du tourbillon, Charlie en incorpore les caractéristiques pour faire fonctionner son propre corps sans effroi.
Si à son arrivée, la pulsion faisait défaut, était hors-circuit, désormais, quelque chose peut s’engager pour Charlie. Il devient « propre ». A table, muni d’un des objets qui le soulagent de l’angoisse et branché sur l’adulte présent en face de lui, son rapport à la nourriture s’apaise également. Son rapport au double, le semblable, s’élabore aussi différemment : là où auparavant nous constations un transitivisme ne lui laissant que peu de place[2], Charlie tente d’obtenir quelque chose de l’autre.
Se séparer de l’œil pour voir
Charlie élit une machine à laver à hublot. Il est fasciné, l’œil fixé sur le tambour battant. Pendant près de huit mois nous allons « voir la machine ». Un matin, alertée par ses cris car on lui refuse l’accès à la lingerie, je lui tends mes clés : « Voilà » dit-il. Il se relève, va jusqu’à la machine et dit : « c’est bon ça, ça tourne ». Il se refait un corps sous mon regard. Plus tard, il énonce un « ça pue là dedans ». La scansion « et bien, on sort ! » permettra de donner sa portée à ce dit du sujet nommant la jouissance et d’opérer une mise à distance. Il répète : « c’est ça, on sort ». Le sujet ne choit plus, la coupure ne s’opère pas sur son corps. Cet acte de l’analyste ouvrira à une nouvelle élaboration imaginaire chez Charlie.
Capture imaginaire de l’objet scopique
La séance suivante, le regard fixé sur le tambour de la machine, il dit « regarde Myriam là l’autogire, regarde, les yeux, ça brille ». Si l’autogire cadrait en son image l’œil, la machine à laver le capture. S’opère alors pour Charlie une soustraction imaginaire de la jouissance scopique qui lui permet d’engager le regard dans l’échange et de quitter la machine sans difficulté. Charlie me regarde sans cesse. Dès la sortie de la lingerie, Charlie vu, eut un regard, supporta celui de l’autre, et engagea le sien dans l’échange.
Accompagner ce travail du sujet n’est-ce pas faire entendre que quelque chose peut se céder sans y être tout entier englouti, non par la prise de son être par le signifiant mais par une imaginarisation de la perte, en prenant appui sur l’analyste qui a là apporté le grain de sable de sa présence ?
Ce cas clinique a initialement été présenté le 5 novembre 2016 aux 46e journées de l’École de la Cause freudienne,« L’objet regard ».
[1] Objet circulaire équipé d’une petite hélice tournant au gré du vent.
[2] En effet, Charlie élit une enfant autiste dont les mouvements stéréotypés consistent à faire tourner des objets entre ses mains. Charlie n’a de cesse de vouloir la suivre dans ses circuits à l’infini. Si la jeune fille s’arrête, il prend un objet par terre et le lui met dans les mains « vas-y, tourne » ; ainsi, il la remet en route. Puis, il accélèrera le rythme de l’enfant de sorte qu’apparaisse vraiment un mouvement circulaire ; d’ailleurs, l’impératif du mouvement se fait pressant : il lui arrache les objets des mains pour en mettre d’autres.