L’Hebdo Blog : Les prochaines Journées de notre École se tiendront à Paris les 5 et 6 novembre 2016, et leur thème, l’Objet Regard, pourrait apparaître comme un recentrage sur une notion fondamentale de la théorie psychanalytique et lacanienne plus particulièrement, plus conceptuelle, et peut-être moins grand public. En tant que directeur de ces J46, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le choix de ce thème, et s’il est lié à l’annulation des J45 dans les conditions que l’on sait ?
Laurent Dupont : Le thème des J46 n’est pas du tout lié à l’annulation des J45. Ce thème est d’une actualité brûlante. Le fait que les J45 n’aient pu se tenir a eu pour conséquence que chacun qui avait œuvré pour les J45 dans la commission dirigée par Christiane Alberti s’est levé comme un seul homme, ou femme dès que je les ai appelés pour repartir à l’aventure. En quelque jour, comme je l’ai dit à Radio Lacan, nous avons levé une armée du désir pour partir en campagne.
Bien sûr, l’objet regard est une invention de Lacan, une trouvaille géniale, qui permet de penser le sujet, la clinique, l’art… Et nul ne peut nier qu’aujourd’hui l’image ou l’œil, c’est à voir, est au cœur du monde. Nous pourrions dire que depuis le stade du miroir jusqu’au séminaire XI, où Lacan va le formaliser et lui donner toute sa profondeur, le regard est au cœur de la recherche de Lacan et cela continuera jusqu’à la fin de son enseignement. De ce point de vue, vous avez raison, c’est une notion fondamentale de la psychanalyse et de l’enseignement de Lacan. Mais aujourd’hui, l’œil est partout, dans les caméras de surveillance, dans la science qui veut voir via la génétique ou les neuro-sciences le futur du sujet non encore advenu. Là, nous pourrons nous référer à ce mot formidable de Jacques-Alain Miller : « Les neurosciences sont obligées, pour rendre compte du développement neuronal, de mettre en fonction le regard de l’Autre, parce que ce n’est pas la même chose de recevoir le langage d’une machine ou que ce soit un être humain qui regarde. Il faut qu’il y ait un certain “se faire voir” du sujet pour que cela fonctionne.»[1]
L’alliance de la science et du capitalisme produit des objets, smartphones, lunettes virtuelles qui donnent à voir et nous regardent, c’est même criant de voir ces objets, au bout de leur selfie stick regarder celui qui se voit… Sans compter les applications de nos smartphones : Instagram, Snapchat, Facebook… Mais nous pourrions ajouter la politique, la sociologie… Les lanceurs d’alerte sont autant des scrutateurs que la NSA, rien ne doit nous échapper, tout est découpé, observé, scruté. Les rues, les maisons, sont googleisées, un satellite peut prendre depuis l’espace une pièce de un centimes d’euros en photo. L’imagerie médicale lance des promesses qu’elle ne tient pas : tout voir, tout repérer, pour tout soigner, grâce à l’imagerie, nous vivrons 150 ans. Youpi !
La pulsion scopique a tout envahi. Omnivoyeurs, nous le sommes tous. Comme l’indique Lacan : « Ce qu’il s’agit de cerner, par les voies du chemin qu’il nous indique (Merleau Ponty), c’est la préexistence d’un regard – je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout. »[2]
Il nous faudra mesurer les conséquences cliniques de cela lors des simultanées du 5 novembre. Car le regard, lui, où est-il ? Il est au champ de l’Autre, nous dit Lacan, toujours. Qu’est ce que le champ de l’Autre ? Là d’où je suis regardé. Le regard c’est le plus singulier de chacun, il renvoie au désir de l’Autre, mais aussi à notre propre jouissance face à ce monde qui nous regarde de partout. « Dès le premier abord, nous voyons, dans la dialectique de l’œil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que – Jamais tu ne me regardes là où je te vois. Inversement, ce que je regarde, n’est jamais ce que je veux voir. Et le rapport que j’ai évoqué tout à l’heure, du peintre et de l’amateur, est un jeu, un jeu de trompe-l’œil, quoi qu’on en dise. »[3] Finalement, le regard, tout regard est un trompe-l’œil, suprématie du regard sur l’organe dira Lacan. Explorer ce champ, c’est s’enfoncer dans la clinique, au cœur de ce qui fonde le sujet, dans le plus intime de son rapport au désir de l’Autre.
H. B. : Vous avez levé le voile dans l’éditorial d’une des dernières livraison de Matuvu sur le fait que jamais vous n’aviez reçu autant d’arguments après l’appel à contribution des simultanées : comment l’expliquez-vous ? Ce désir d’École est-il accentué justement par le caractère si contemporain du thème, en prise avec notre époque où la multiplication des images de soi et du monde ne fait peut-être que laisser béante la place de l’objet regard justement ?
L. D. : Je trouve que c’est une très bonne question, au cœur de ce qui nous occupe et qui va trouver ses développements autant le 5 novembre, durant les simultanées que le 6 en plénière. L’image est partout, l’œil aussi, mais qu’en est-il du regard ?
Oui, nous avons reçu un nombre incroyable de propositions d’intervention. Le choix fut rude, nous avons privilégié, dans ce moment fondamental des journées où la psychanalyse s’expose in vivo, les cas où le regard se dévoilait dans son extraordinaire singularité, où la pulsion scopique, voir/être vu, était dénudée, parfois sur un tranchant mortel, ou habillée, à voir de quelle manière, bref, les simultanées devraient avoir sur nous des effets, effets d’interprétation, de saisissement et surtout d’enseignement, car c’est aussi pour cela que l’on vient aux journées, en tirer un enseignement pour soi, pour sa pratique. Je peux vous dire qu’avec les cas dont nous disposons, nous allons être gâtés. Le regard est éminemment un objet de la clinique. Quand Lacan parle de l’obsessionnel et de l’empire du regard, quand Jacques Alain Miller énonce : « Bref, l’image du corps traduit toujours la relation du sujet avec la castration. C’est une façon simple de saisir que le secret de l’image telle que Lacan dans son analyse de la pulsion scopique le découvre, le secret du champ visuel, c’est la castration. »[4] Nous voyons bien que c’est d’abord un enjeu clinique, rencontre avec le regard à mesurer dans ses conséquences.
De plus, il y aura une surprise : avant chaque simultanée, un membre de l’ECF viendra nous dire un texte à partir d’une référence issue de la bibliographie, moment particulièrement fort, de transmission incarnée. Pour L’Hebdo blog, je veux bien livrer en avant première le titre de ce moment : REGARDS SUR L’OBJET.
Pour la plénière également nous devrions pouvoir nous enseigner, des artistes, des scientifiques par exemple. Je ne peux rien vous dire, mais il va y avoir des surprises et rien que le fait de pouvoir rencontrer ceux qui seront nos invités, est pour moi une chance et un honneur. C’est un des nombreux plaisirs qu’il y a à être directeur des Journées de l’École.
H. B. : Nous évoquions à l’instant le formidable blog préparatoire à ces Journées, Matuvu : on y trouve notamment l’extraordinaire travail de toute l’équipe de Biblioregard, sous l’impulsion de Michel Heraud. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les orientations que vous avez suggérées à l’équipe des bibliographes ? Et dans le blog, y-a-t-il une rubrique qui vous fait particulièrement de l’œil ?
L. D. : C’est Philippe Hellebois qui me fait de l’œil ;). Quand il m’a proposé l’architecture du blog, avec plus de 30 rubriques, 30 rédacteurs, l’idée d’un scintillement, de soutenir l’idée que personne ne lirait tout mais que tout le monde serait touché par au moins un article, de faire un format court et vivant, j’ai été immédiatement séduit. Et Matuvu est devenu une star, je me demande jusqu’à quel point ce ne pourrait pas être un magazine d’information au même titre qu’un Vice par exemple. Ça foisonne et ça nous regarde de partout. Et le nom, magnifique trouvaille de Philippe Hellebois. Mais je pourrais ajouter Lacan TV, allez voir ce qu’avec Ariane Chottin et son équipe nous vous avons mitonné. Voilà une TV qui nous regarde et vous n’êtes pas prêts de zapper. Vous pourrez comparer avec cette autre télévision, celle dont J.-A. Miller nous dit : « Le regard que l’on sollicite aujourd’hui en faisant spectacle de la réalité – et toute la télévision est un reality show – est un regard châtré de sa puissance de faire honte, et qui le démontre constamment. Comme si cette prise du spectacle télévisuel avait comme mission, en tout cas comme conséquence inconsciente, de démontrer que la honte est morte. »[5] Lacan TV, c’est l’envers de cela, la pudeur, le voile, la puissance des formules et le témoignage incarné. Durant les simultanées, nous verrons quel est le statut de la honte aujourd’hui, c’est un point crucial.
Pour la bibliographie, dire que si nous avons levé une armée du désir, Michel Héraud en fut l’un des généraux en chef. Lui, leva une légion du désir. Ils ont été pas loin de 100 personnes à élaborer ce Biblioregard. C’est un outil qui nous attire, nous donne à grignoter, à dévorer. Plus de 80 pages de références, en quelques jours. Et le travaille d’Hélène Skawinski, vous l’avez remarqué ? On se promène, on glisse, on surf. Ce Biblioregard, c’est un véritable attrape regard. On m’a gentiment signalé que la biblio n’était pas complète, oui, elle n’est pas toute, elle témoigne de ce que chacun qui l’a élaborée, dans sa singularité, de là où il en est de son rapport à la psychanalyse, se voit arrêté par un passage plutôt qu’un autre. Un passage plutôt qu’un autre l’a regardé. Son incomplétude est la trace même du désir du sujet qui élabore cette biblio. Et ça, c’est essentiel.
Nous travaillons tous, toute la commission, pour que les 5 et 6 novembre, la psychanalyse offre ce qu’elle a de plus vivant, de plus subversif, de plus enseignant. Et vous pouvez déjà avoir une idée de ce travail, dans Matuvu, Lacan TV, Biblioregard, et dans chaque annonce que la commission concoctée par Laurence Martin vous adresse.
[1] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 20.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, p. 69.
[3] Ibid., p.94-95.
[4] Miller J.-A., « Le secret du champ visuel », in La petite girafe, N°5, mai 1996, p. 24.
[5] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, N° 54, juin 2003, p. 10.