Quand elle parle de sa peinture, Marlène Raymaekers fait entendre que, pour elle, peinture et psychanalyse sont intimement liées. Sollicitée, elle peut confier son rapport à la peinture, par petites touches – c’est par la touche que se reconnaît l’identité du peintre. Au-delà de ses études à l’Académie d’Anvers, de ses rencontres avec des peintres à Paris, de son séjour de plusieurs années au Japon où elle a étudié la calligraphie avec un grand maître et où elle a sans doute précisé son geste qui donne force et mouvement à ses personnages et à leurs corps ; au-delà de ce parcours classique, se glissent quelques moments fondateurs et décisifs.
Ainsi, voir son père dessiner une petite voiture, quand elle était enfant, l’a irrésistiblement poussée à dessiner et à peindre partout et sur tout… Plus tard un rêve l’invite à se tourner vers les grands peintres flamands et la fait réinterpréter, avec bon-heur, des toiles de maîtres… Et puis un abandon de certains idéaux pour décider, depuis quelques années, de s’installer en province pour se consacrer « simplement » à sa peinture…
L’assurance tranquille qu’elle revendique, du lien entre son acte de peindre et la psychanalyse, a suscité la proposition d’ouvrir son exposition « Corps et paysages »[1] à Châlons par une conversation sur « Le corps du peintre ».
À partir de la projection du formidable film de François Catonné, « Vladimir Velickovic, le choix du noir »[2], le corps du peintre nous a été présenté sous deux versants : celui de la représentation du corps dans la peinture et celui de l’usage par le peintre de son corps pour construire le tableau…
Patrick Le Chanu, conseiller pour les musées à la DRAC, s’est attaché à la représentation du corps dans le peinture. Il a commencé en présentant le retable d’Issenheim[3]. Dans la scène de crucifixion, la figure médiévale du Christ est devenue un modèle pour représenter « l’homme de douleur », celui qui prend sur lui toute la douleur des hommes. Le corps du Christ, jusque-là magnifié et « aseptisé » dans ses représentations picturales, apparaît dans le retable, marqué de plaies et d’épines ; les crispations, les déformations au niveau des mains et des pieds cloués sont sensibles.
Cette représentation innove en favorisant avant tout l’expression, aux dépens même des lois de perspective. Elle demeure une référence. C’est tout à fait explicite dans l’œuvre de Velickovic, artiste profondément marqué par la guerre en Yougoslavie.
Patrick Le Chanu a rappelé que la question demeure de la représentation du corps à partir du XXème siècle, siècle traversé par des guerres où la technicité des armes a conduit au charnier, qui des corps fait « tas innommable »[4] et où pis encore a été inventée la « mort sans corps »[5]avec la Shoah… Ce qui rejoint la question soulevée par Gérard Wacjman et à laquelle il a commencé à répondre à Metz[6]: « Quelle serait, au XXIème siècle la figure de ce qui serait ce qu’on a appelé dans la tradition l’homme de douleur ? » Un autre versant, développé par Bernard Lecoeur, psychanalyste, membre de l’ECF, est celui de « la façon dont le peintre met son corps en jeu dans la peinture », dans « le mouvement du peintre vers la toile ».
Au-delà de la technicité, c’est la tension du corps qui est attrapée, subtilement, dans le film. Et plus encore l’instant où le peintre « se décide à y aller », à jeter sa peinture, à la laisser dégouliner, pour la rattraper avec le pinceau ou la brosse. Moment où le corps du peintre « va venir buter sur non pas de la surface, mais de la profondeur ».
Batailler, faire vibrer la toile, creuser des sillons, gratter, frotter, faire crisser, tamponner avec la paume, « rentrer dedans » tel est l’engagement de Velickovic dans sa peinture, admirablement saisi par la caméra de François Catonné.
Absolue nécessité de peindre dont l’artiste parle très bien quand il dit qu’il lui serait impossible de ne pas peindre et plus encore de ne pas dessiner : « J’agresserai tout le monde, ou je me jetterai par la fenêtre ». Ici, ce n’est pas tant le geste qui nous intéresse, il se perçoit dans la trace. Ce n’est pas tant la touche non plus, qui permet de distinguer le peintre. C’est l’engagement du corps dans la peinture. Bernard Lecoeur rapproche cet engagement de l’action-painting d’un Pollock. Pollock peignait « en l’air », Velickovic calcule plus ou moins le mouvement de sa peinture.
On approche ici le secret de la peinture, dans ce qui nous est là suggéré, ce passage juste avant de peindre et de s’engouffrer dans la toile, soit « ce qu’on ne voit pas quand on regarde un tableau »…
Cette conversation commencée dans la salle avec le public s’est poursuivie dans la maison d’à côté, la Maison Clémangis, où Marlène Raymaekers, sollicitant regards et papilles, conviait au vernissage de sa très belle exposition.
[1] Raymaekers Marlène, exposition « Corps et paysages », du 14 au 22 mai 2016, Maison Clemangis, Châlons-en-Champagne.
[2] Catonné François, « Vladimir Velickovic, le choix du noir », ww.vladimir-velickovic-lefilm.com
[3] Grünewald Matthias, « le retable d’Issenheim », visible au Musée Unterlinden à Colmar.
[4] Wacjman Gérard, entendu au colloque « Le corps douloureux », Metz, 5 mars 2016.
[5] Ibid.,
[6] Ibid.,