Un célèbre neurochirurgien s’apprête à réaliser un projet fou : la greffe inouïe de la tête d’un homme sur le corps d’un autre. Cette tête, c’est celle de Cédric Allyn-Weberson, journaliste engagé à dénoncer les malversations des trusts pharmaceutiques et dont le père est un magnat. Il écrit sous le pseudonyme de Cédric Erg, première coupure avec le nom de son père et ce qu’il représente.
Corps désirable est un livre qui ne laisse pas indifférent. Une fiction troublante qui laisse une trace. Une cicatrice oserai-je dire ? Un livre qui reste en mémoire.
Habiter ce corps
On se souvient d’un roman policier Les mains d’Orlac[1] qui nous raconte comment un pianiste se fait greffer les mains d’un criminel après un grave accident de train. La question était alors : Orlac a-t-il hérité des penchants criminels de ces mains greffées ?
Dans notre roman, il s’agit d’une transplantation totale : un corps entier accueillie par une tête. Il ne s’agit pas vraiment d’anticipation car cet acte scientifique nous est promis pour 2017 par le professeur Canavero, renommé professeur Cadavero dans le livre.
Nous devenons les témoins d’un personnage qui tente de négocier avec un corps étranger qui lui prends toute sa vie. La mémoire du corps envahit celle de Cédric dont l’obsession devient le visage de ce corps transplanté. Comme s’il était « un mort qui occupait la place d’un vivant. »[2]
La langue et l’écriture intense d’Hubert Haddad permettent de découvrir, en détails, dans des moments de suspens entre érotisme et froideur chirurgicale, cet homme qui tente d’habiter « son corps d’un autre » : « Insoucieux des caméras, pour la première fois et sans haut-le-cœur, Cédric détailla le territoire charnel qui s’étendait sous son menton. […] Mais ce corps, il ne le reconnaissait pas, il n’avait rien vécu avec lui. […] Il se toucha le bras gauche, croisa les doigts […] il remarqua des grains de beauté épars sur le buste, des poils bruns à des endroits pour lui inhabituels, une cicatrice à l’aine […] La verge sous sa paume ne répondait toujours pas. L’idée qu’elle pût être sans ressort viril le concernait à peine, incapable d’imaginer aimer un jour sa femme avec l’organe d’un autre homme. »[3]
Le corps des femmes
Face à la « fureur du chirurgien »[4] et de la science, formule qui fait écho à celle de Freud, on trouve les femmes de ce roman. Nous assistons à une épreuve charnelle où l’amour permet de re-subjectiver ce qui est déshumanisé par la science. Ce qui nous fait dire que ce livre, est un roman d’amour.
Les femmes de ce livre, et surtout La femme, Lorna Leer, est « une femme qui n’est pas la moitié d’une femme entière ».[5] Étonnant énoncé qui vient dire à quel point Lorna témoigne d’un désir increvable. Avant l’accident et la transplantation déjà, elle est celle qui décide. Qui décide de quitter Cédric d’abord, puis de le suivre jusqu’au bout. Elle réchauffe et réveille de sa peau et de ses actes ce « cobaye privilégié »[6]qui semble survivre et subir plus qu’il ne vit.
« Sa nudité a la splendeur d’un seul tenant des Vénus de marbre. Il ne manque rien à sa perfection, pas même les pieds et les mains de l’Aphrodite de Cnide. […] Le désir d’elle l’envahit, lointain, sans attache au corps, d’un puits insondable ».[7]
Comment le désir et la pulsion peuvent s’intriquer sous le voile de ce sentiment que l’on nomme l’amour ? C’est aussi cela que vient dénuder ce roman. La jouissance illimitée et le désir ardent de cette femme nous montre, en creux, comme Cédric ne cesse de tanguer d’une identité à l’autre, d’un corps à l’autre et cède à sa durable obsession, non plus du corps de Lorna, mais du visage de l’homme dont il a pris le corps.
Hubert Haddad étreint l’actualité par la fiction et pose des questions éthiques et psychanalytiques essentielles. Comment faire avec un corps qui vit, qui jouit, qui encombre ? Que devient l’humain dans cette dissociation, cette recomposition ? Quelle place pour le sujet et pour l’amour dans cette expérience scientifique de transplantation totale ? Nous laissons au lecteur le plaisir de le découvrir – d’une traite – car une fois commencé, ce roman ne nous quitte plus.
[1] Renars, M., Les mains d’Orlac, Moutons Électriques, 2008.
[2] Haddad, H., Corps Désirable, Zulma, 2015, p. 88.
[3] Ibid., p. 104-105.
[4] Ibid., p. 39.
[5] Ibid., p. 72.
[6] Ibid., p. 39.
[7] Ibid., p. 116-117.