« Tout théâtre représente en un sens ce qui est impossible à représenter »[1]
Le 4 mars dernier s’est déroulée avec succès la troisième soirée psychanalyse et cinéma d’ARTS-Connexion au cinéma Ariel de Mont Saint-Aignan. Un public nombreux et attentif est venu découvrir, ou re-découvrir Oedipe Roi, un film éblouissant de Pier Polo Pasolini, adaptation à la fois autobiographique et stylisée de la tragédie antique de Sophocle. Notre invité, Fabrice Bourlez, philosophe et psychologue, auteur d’un ouvrage intitulé Pulsions pasoliniennes[2] est venu nous faire partager sa passion et son enthousiasme pour cet artiste hors-normes.
Ensemble nous avons interrogé la portée de ce film étrange et magnifique, tant par son traitement singulier, poétique et baroque du mythe lui-même, que par les questions toujours actuelles qu’il soulève : l’Œdipe moderne ressemblerait-il à cet homme courant, hurlant, transpirant sous un soleil brûlant face à la caméra, fuyant le savoir, véritable jouet aux mains de ses pulsions, bataillant sans fin contre un réel sans loi ? Pasolini mêle fabuleux et réalisme, quête du sacré et fouille des pulsions, se référant au fond à la plus étrange des références : l’Ailleurs absolu des rêves. Il déplace le mythe dans un lieu a-temporel, a-historique, universel et pourtant nous montre le plus intime des passions humaines.
Sophocle dans sa tragédie nous montre son Œdipe « acharné à sa propre perte, selon Lacan, par son obstination à résoudre une énigme, à vouloir la vérité. Tout le monde essaie de le retenir, en particulier Jocaste, qui lui dit à chaque instant – en voilà assez, on en sait assez. Seulement il veut savoir, et finit par savoir[3] ». Dans le film de Pasolini, Œdipe bouscule le Sphinx et le tue sans chercher à résoudre l’énigme, « je ne veux pas savoir, je ne veux pas te voir, je ne veux pas t’entendre » crie-t-il. Œdipe est ici campé dans des attitudes puériles – il triche, se mord la main tel un enfant devant la perte, la séparation – et adopte des postures frondeuses, de défi face à l’autorité avec des décharges pulsionnelles soudaines comme en témoigne le meurtre de Laïos et de ses gardes, moments entrecoupés de longues fuites dans le désert. Œdipe, ludique, halluciné, sensuel, terrifié par ses propres désirs, se comporte de façon imprévisible comme face à une histoire aux enjeux mortels qui, malgré son refus de savoir, le rattrape inexorablement, une vie, un destin qu’il comprend douloureusement dans de fulgurants moments de lucidité, de cruauté aussi, ainsi progressivement délogé de l’innocence de la fusion maternelle. Œdipe semble ici davantage porté par l’action que par la pensée se distinguant ainsi de celui de Sophocle. Sa route n’est pas la grande ligne droite mais elle faite de zigzags, de chicanes, d’arrêts et de reprises dans cette enquête à l’aveugle sur sa propre identité. Ces choix si particuliers signent l’adaptation pasolinienne, lui donnent sa spécificité charnelle, quasi érotique.
Le complexe d’Œdipe, en tant que corrélat de la loi du Père, écrit Fabrice Bourlez dans Pulsions Pasoliniennes, a longtemps été une machine à construire du sujet selon les trois catégories de diagnostics freudiens, névrose, psychose et perversion déterminant ainsi trois types de visions, trois types de rattachement au langage et au monde[4]. Alors pour Pasolini, comment s’y repérer ? Quelles incidences sur sa vision du monde, sur son œuvre cinématographique ? Sans doute la dimension autobiographique du film nous permet-elle de comprendre la version du père qui organise le monde pasolinien.
En effet, le premier mouvement de ce film, un prologue muet, présente quelques épisodes de la petite enfance de Pier Paolo Pasolini dans les années 20 : le père, jeune officier jaloux de l’amour que sa femme porte à leur fils, serre un soir les pieds de l’enfant jusqu’à le faire pleurer[5]. Puis dans un Maroc hors du temps, la légende d’Œdipe est ensuite relatée, « l’énorme songe du mythe » jusqu’à la dernière partie, où Œdipe qui s’est crevé les yeux, accompagné du messager du royaume traversent Bologne, en 1967, avant de revenir dans le pré initial du prologue : « La vie s’arrête où elle commence ». Si le personnage de la mère a une grande place dans le parcours pasolinien, la lutte contre le père, lui, semble tracer la destinée de son Œdipe. D’ailleurs, la haine du père s’inscrit dans le corps, les pieds enflés, mais elle vient aussi s’inscrire dans la matière même de son œuvre. Elle insiste dans son écriture romanesque et cinématographique. Chez Pasolini l’aveuglement œdipien passe d’abord par celui de sa caméra et, dans sa littérature, du récit. C’est par cette attention ambivalente au père qu’il se trace un nom de poète.
[1] Regnault F., Le spectateur, Paris, BEBA /Nanterre/Amandier/TNC, p 103.
[2] Bourlez F., Pulsions Pasoliniennes, Le Havre, Editions Franciscopolis, 2015.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 317.
[4] Bourlez F., op. cit., p. 95.
[5]Fabienne Vontrat, « Œdipe Roi » de Sophocle à Pasolini, http://www.la-psychanalyse-encore.fr/La_psychanalyse_encore/PSYCHANALYSE_et_CINEMA_files/oedipe-roi-de-sophocle-a%CC%80-pasolini.pdf