« Où le corps s’éprouve, est toujours de l’ordre de la tension, du forçage, de la défense, voire de l’exploit. Il y a incontestable jouissance au niveau où commence d’apparaître la douleur, et nous savons que c’est seulement à ce niveau de la douleur que peut s’éprouver toute une dimension qui autrement reste voilée. »[1]
La douleur chronique est une douleur en « désespoir de cause, car rien, ni traitement, ni explication n’y répond»[2]. Elle est souvent muette, marquée par la difficulté d’en dire quelque chose. Aussi, comment s’en débrouillent les médecins et les psychanalystes ?
Marc Ruivard, professeur de médecine interne au CHRU de Clermont Ferrand et Christian Hullen, médecin anesthésiste et algologue au Centre d’Étude et de traitement de la douleur à l’hôpital de Saint Blandine de Metz, ont témoigné de leur pratique, chacun dans son style, à l’occasion de la table ronde sur les liens entre corps douloureux et médecine qui s’est tenue à Metz le 5 mars dernier dans le cadre du colloque de l’ACF-Est, « Corps douloureux ».
Au delà de l’attirail symbolique et thérapeutique, fruits de l’évolution technologique et de la science, chacun rencontre un trou dans son savoir : un endroit où la demande que leur adressent des patients douloureux chroniques les déloge de leur position de savoir, et les invite à considérer l’énigme autrement.
A partir de là, apparaît un déplacement d’une lecture de« La douleur » dans une perspective universelle, objectivable, évaluable, localisable sur un organisme vivant et traitable, vers une lecture de la douleur inscrite dans le corps de celui qui l’éprouve et vers toutes les surprises et les singularités que cela éveille. Face à cette rencontre chacun a élaboré son savoir y faire. Ils passent donc de la position de sujet sachant, équipé d’un savoir et d’un certain nombre de techniques que leur offre la modernité dans le traitement de leurs patients, à une position, où ils accueillent et traitent la demande de leurs patients douloureux avec la singularité de chacun. Ils font donc preuve d’inventivité.
Face aux douloureux chroniques, le Pr Marc Ruivard trouvera un bout de réponse par une citation « nommer, c’est rassurer ! » dont il fera l’usage comme d’une boussole. Il repère ainsi chez ses patients l’effet d’une nomination. Celle-ci est une inscription dans l’ordre symbolique de quelque chose qui est hors sens, pur éprouvé. Cela permet de déplacer le sujet, de le décoller de la plainte, et de cette demande incessante d’un diagnostic. Ainsi, aura-t-il recours au diagnostic « Fibromyalgie », qu’il définit comme un « sac un peu fourre-tout », qui peut opérer comme un point de capiton nécessaire au patient, tout en étant vigilant à ne pas le faire trop consister grâce à cette définition : « le nom des douleurs inexplicables ».
Le Dr Christian Hullen, quant à lui, a repéré que sa batterie de traitements et de technologies pouvait lui permettre de faire taire une douleur, mais ne faisait pas taire le sujet en rapport avec sa douleur. Aussi, il tente de savoir y faire avec le trou dans son savoir, afin d’accueillir la parole singulière d’un patient douloureux pour lequel il n’existe aucune réponse. S’ouvre à lui tout un champ qui le confronte au doute, aux interrogations, où finalement il arrive à se positionner en se soutenant de quelques autres collègues dont il fait ses partenaires. Il prend le parti du sujet, et « croit à ses douleurs ». Il peut ainsi se laisser enseigner.
Il en arrive même à nommer la manière dont il bricole sa position auprès des patients : « un allumeur de réverbères ».
Pierre Ebtinger, psychanalyste, s’oriente de ce qu’il sait ne pas savoir, et s’engage auprès d’un patient pour parler sans le savoir. Cette éthique s’oriente de ce qui supporte le sujet dans sa subjectivité, et prend en compte le réel auquel il a à faire.
La clinique de la douleur est une clinique du réel, où l’on ne peut rien y comprendre si on se positionne dans la seule perspective du sens et du déchiffrement. Un pas de côté est nécessaire, pour tenter d’y comprendre quelque chose.
Le dernier enseignement de Lacan, nous invite à saisir quelque chose sur le versant d’un nouage afin de dégager une logique subjective, en rapport avec les modalités de jouissance du sujet, de son éprouvé corporel et la manière dont il s’habille de représentations et de symbolique.
Cette clinique nous bouscule, nous invite à l’inventivité, en fonction de chacun, de sa place et de sa subjectivité, et ne peut se faire qu’au un par un. C’est avec ce réel que le médecin, ou le psychanalyste, a à faire. Il reste à chacun de bricoler au un par un sa manière de traiter la question que lui adresse le patient avec des douleurs chroniques. C’est ce que nous a enseigné cette table ronde corps douloureux et médecine.
[1] Lacan J. , « La place de la médecine dans la psychanalyse », Conférence et débat du collège de médecine de la Salpétrière, 16/02/1966.
[2] Ebtinger P., « La douleur face au mur du déni » Communication au Colloque « Corps douloureux » à Metz, 5 mars 2016, In Corps Douloureux, Bulletin de l’Association de la Cause Freudienne- Est n°19 printemps 2016.