Chaque nuit, des hommes vêtus en noir l’entourent pour se moquer de lui, pour l’insulter. « Tu es nul, tu es rien, tu mourras, tu mourras ! ». Il n’y a qu’une seule échappatoire à cette présence extime : l’eau qu’il touche, contemple et écoute. L’eau qui est en dehors de toute relation langagière. Or, souvent cela ne suffit pas : il devrait déglutir afin d’extraire les injures, ces paroles trop réelles qui le parasitent, « le kakon de son propre être »[1]. Notamment, celles que lui adresse le Diable dans le miroir. Ou bien, les mots. Lorsque les insultes le poussent dans un trou, il demande à sa femme : « Parle-moi »
Couple d’Un
Jacob, homme yézidi de nationalité géorgienne, a 45 ans. Sa femme et lui sont en Europe depuis 7 ans pour pouvoir vivre ensemble. Tous les deux de confessions différentes, de véritables Montaigus et Capulets, ils n’auraient jamais pu prononcer leur mariage en Géorgie. Après avoir donc déposé la demande d’asile dans deux autres pays européens qui a été refusée, ils se sont installés en France.
C’est sa femme qui amène Jacob chez un psychiatre. Femme décidée, elle sait que son mari « a besoin de médicaments ». Jacob a l’air absent : il se présente comme coupé de la scène, tout comme lorsque sa femme l’amène voir d’autres médecins, chargés de manipuler le réel de son corps.
Dans un premier temps, j’interviens en tant qu’interprète auprès d’un psychiatre francophone d’orientation lacanienne. Mais très vite, le patient commence à m’adresser la parole et tolère moins bien les coupures pour la traduction. Ainsi, le psychiatre devient plutôt le partenaire de sa femme. Épouse fidèle de la médecine, elle demande à parler au docteur après chaque séance de son mari.
Coupe-le avec l’Autre
Enfant abandonné, Jacob n’a jamais connu sa mère : très tôt, il s’isolait au bord de la mer. L’eau le consolait et l’apaisait. Plus tard, Jacob rencontre sa femme : il est tout seul dans un bar buvant un verre d’eau quand elle vient à sa rencontre. Il se laisse séduire par l’attitude maternelle que cette femme a envers lui. Elle ne veut pas de ses atouts phalliques : elle veut qu’il devienne son tout.
Jacob a très tôt été confronté au laissé-tomber de l’Autre maternel. Par la suite, quand il a 18 ans, meurt sa grand-mère : une vagabonde qui incarne l’Autre. Cette disparition crée une coupure : le sujet s’évanouit et se scarifie tout le corps. La deuxième coupure arrive lorsqu’il est au cimetière devant la tombe de sa grande mère. La troisième, et dernière, coupure, se produit lorsque Jacob est déjà en couple. Confronté au risque d’être expulsé d’Allemagne où il bénéficiait d’une prise en charge institutionnelle, le sujet tombe dans l’abîme. Après avoir appris la nouvelle de l’imminente coupure avec l’Autre tenu par l’institution et, notamment, pas une femme-psychiatre qui y travaille, Jacob se renferme aux toilettes pour se livrer au caprice du Diable dans le miroir. Pourquoi la femme, son Autre, se dévoile comme insuffisante ? Pourquoi le couple ne lui suffit pas pour éviter la coupure avec l’Autre du langage ?
Tisser un couple
Jacob est un objet silencieux des soins de sa femme plutôt qu’un sujet à qui l’on adresse la parole. La vie du couple tourne autour de l’organisme de Jacob où l’imaginaire fait défaut. Depuis toujours, chez Jacob, l’image n’a pas de consistance. Enfant, il la retrouvait chez son frère : « nous ne nous parlions pas, nous étions à la rue dans des cartons et nous nous regardions souffrir ». Après la coupure avec l’institution allemande, Jacob retrouve une présence dans le miroir : le Diable qui le menace de mort.
Aujourd’hui, chez l’analyste, tout comme avant dans le cabinet de la psychiatre allemande, le sujet n’est plus coupé de la scène. Il retrouve un autre type de présence : le fait de pouvoir mettre les mots sur la chose apaise les images menaçantes.
A défaut d’un tiers dans la relation entre les sexes qui est le phallus, Jacob retrouve dans le cabinet de l’analyste un tiers afin de pouvoir exister en couple. Afin de pouvoir exister tout court…
Recouper ?
Aujourd’hui, Jacob rencontre à nouveau l’insupportable de la coupure. La vague de réponses négatives se répercuta dernièrement parmi un grand nombre de demandeurs d’asile. Ainsi, malgré l’attribution récente de titre de séjour pour maladie, Jacob n’y a pas échappé. Malgré les démarches en cours, son avenir reste opaque. La question s’impose donc : comment continuer à soigner le sujet sans soigner l’Autre ?
[1] LACAN, J., « Propos sur la causalité psychique » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 392.