La psychose ordinaire est une entité clinique récente. Elle n’a pas encore vingt ans. De surcroît son statut est original : Dossia Avdelidi, dans son ouvrage, La psychose ordinaire, La forclusion du Nom-du-Père dans le dernier enseignement de Lacan, qui vient de paraître aux Presses Universitaires de Rennes, souligne pertinemment qu’elle ne constitue pas un véritable concept, car ce terme, comme le constate J.-A. Miller, son inventeur, ne possède pas de « définition rigide »[1]. Il serait assez vain de chercher à la distinguer de la psychose déclenchée : les limites entre l’une et l’autre sont souvent incertaines. Elles ne tiennent qu’à des degrés d’intensité des signes cliniques. Les indications données par Lacan concernant Joyce, son absence de tenue phallique, sa pente à un laisser tomber du corps, ses épiphanies, son désir d’être artiste pour parer à la démission paternelle, son écriture mise au service d’un raboutage de l’ego constituent des contributions majeures à la clinique de la psychose ordinaire.
D. Avdelidi constate que les concepts de forclusion généralisée et de psychose ordinaire, introduits par J.-A. Miller, semblent quelque peu gommer la différence tranchée entre névrose et psychose. La première formalisation lacanienne est discontinuiste et catégorielle ; tandis que la seconde est borroméenne, continuiste, élastique. Cependant D. Advdelidi ne tombe pas dans l’écueil souvent rencontré consistant à opposer radicalement ces deux approches. Elle montre fort bien que la clinique borroméenne n’est continuiste que sous certains aspects. La continuité dont il s’agit n’est pas celle qui suggère des passages possibles de la névrose à la psychose et inversement. Il n’y a continuité que sur le socle de la forclusion généralisée, laquelle est commune à tout parlêtre.
Trois positions subjectives différenciées peuvent être distinguées en fonction de la nature du nouage des éléments de la structure. Le nouage borroméen s’avère propre à la névrose. Le nouage non borroméen opéré par le raboutement de l’ego de Joyce fournit un modèle majeur pour l’appréhension de la psychose ordinaire ; tandis que l’indépendance des éléments de la chaîne caractérise pour Lacan certaines psychoses déclenchées .
Cependant, une thèse continuiste radicale est parfois soutenue. Elle prend appui sur l’importance donnée au sinthome dans le dernier enseignement pour considérer que celui-ci, en mettant au premier plan le mode de jouir dans sa singularité, en le soustrayant aux catégories, effacerait « les frontières du symptôme et du fantasme, de la névrose et de la psychose ». En 1997, lors de la conversation d’Arcachon, J.-A .Miller considère qu’il existe sans doute « une gradation à l’intérieur du grand chapitre psychose », mais il récuse toute gradation entre névrose et psychose. Il met l’accent sur l’existence d’un point de capiton tant dans l’une que dans l’autre. Dans le cas de la névrose, « le point de capiton, c’est le Nom-du-Père ; dans l’autre, affirme J.-A. Miller, c’est autre chose que le Nom-du-Père. C’est moins une continuité qu’une homologie, si je peux le dire approximativement en utilisant un terme mathématique. Seulement, on s’aperçoit que la structure du capitonnage non-NP est plus complexe que le premier. Lacan essayait de nous le représenter par le nœud. Du coup le capitonnage NP apparaît parfois comme une simplification de l’autre, un cas particulier. En ce sens, on peut parler de la névrose comme d’un sous-ensemble de la psychose, à des fins surtout ironiques. C’est ce qui conduisait Lacan à dire : « tout le monde délire »[2].
De cette généralisation du délire, certains passent parfois à une généralisation de la psychose, qui efface toute distinction clinique, au profit de la singularité du cas, afin de promouvoir une approche continuiste radicale. Or il faut souligner qu’il existe une clinique de la forclusion restreinte, celle du Nom-du-Père, tandis qu’il n’en existe pas de la forclusion généralisée, qui ne se fonde que sur l’existence même du parlêtre. Tout parlêtre selon Lacan est délirant, en raison de l’absence de garantie de ce qu’il énonce ; mais tout parlêtre n’est pas psychotique. La notion de psychose ordinaire elle-même est indissociable d’une clinique discontinuiste, puisque chacun s’accorde à considérer qu’elle se fonde pour l’essentiel sur les signes discrets de la forclusion du Nom-du-Père. La couper de la forclusion restreinte serait la vider de sa substance.
D. Avdelidi constate que la spécificité de la psychose ordinaire est difficile à saisir. Est-ce la présence de phénomènes élémentaires qui la caractérisent ? Si l’on se réfère à une acception restreinte du phénomène élémentaire, en considérant que celui-ci manifeste l’état originaire du sujet à lalangue, alors on ne peut appréhender la psychose ordinaire à partir du phénomène élémentaire. En revanche, si l’on se donne une définition large de ce dernier, à savoir tout ce qui manifeste un défaut dans le nouage borroméen, alors la présence de phénomènes élémentaires est une condition nécessaire pour identifier la psychose ordinaire. « Pour démontrer que le Nom-du-Père n’est rien d’autre que ce nœud, indique Lacan, il n’y a pas d’autre façon de faire que de supposer dénoués les ronds »[3].
Si nous avons un nouage solide et stable dans la névrose, en revanche la psychose ordinaire se caractérise de témoigner d’autres modalités de nouages : soit il est original et non borroméen (produit par un sinthome ou une suridentification), soit il est précaire et mouvant (fonctionnement comme si, alternance de compensations et décompensations, etc.), soit il tend à se défaire (errance, clochardisation, etc.). Ce qui conduit à souligner une nouvelle fois que la psychose ordinaire n’est pas une catégorie clinique homogène, son champ n’est pas cernable avec précision, pourtant elle se distingue de la clinique luxuriante de la psychose extraordinaire.
[1] Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto. Revue de psychanalyse publiée à Bruxelles. 2009, 94-95, p. 41.
[2] Miller J.-A., « La conversation d’Arcachon », o.c., p. 257.
[3] Lacan J., Le séminaire, Livre XXII, RSI, Ornicar ?, Bulletin périodique du champ freudien, 1975, 5, p. 21.