Deux pages sont consacrées dans le Séminaire III, Les psychoses[1], à un cas de présentation clinique, autre que celui du cas de l’hallucination « Truie », autre encore que celui du cas du néologisme « Galopiner ». Il s’agit du cas au dialecte corse.
Deux pages, c’est peu pour un commentaire qui se situe à l’orée du séminaire que Lacan vient d’entamer sur le cas du président Schreber. Dans ce cas au dialecte corse, Lacan ne nous parle ni d’hallucination, ni de néologisme. Ce qui revient dans le réel, c’est-à-dire ce qui n’a pas été symbolisé à l’issue d’un processus de refoulement, n’est pas de l’ordre signifiant. Mais de « traces d’un comportement régressif » qui tend « à se confondre sur le plan imaginatif avec une activité régressive des fonctions excrémentielles ». Cet inconscient là joue ici « à ciel ouvert ». Quel est alors le phénomène de langage à mettre en correspondance avec cet élément pulsionnel qui est verbalisé à ciel ouvert dans le discours et fait retour dans le réel, c’est-à-dire qu’il est rejeté du symbolique ?
C’est une structure que nous dirons de séparation et d’étanchéité, de cloisonnement, de compartimentation que relève Lacan, et qui distribue, dans l’enfance du sujet, deux mondes corrélés à deux langues. Le dialecte corse, parlé exclusivement par les deux parents par ailleurs « refermés sur leurs lois propres » avec « des querelles permanentes […] manifestations ambivalentes de leur extrême attachement » qui plongeait l’enfant dans « l’intimité conjugale ». Langue donc d’un monde clos, dont Lacan précise que c’est le monde de l’élite. Et le monde extérieur avec le « langage des autres ».
Un élément centre le monde clos, c’est « la crainte de voir arriver la femme, objet étranger », et qui est la propre mère du patient. Est-ce elle qui tiendrait le principal rôle dans les disputes du couple, du moins pour l’enfant ? C’est ici une supposition qui ne peut trouver sa certitude à la lecture de ces deux pages. Or ce dialecte corse, langue primordiale de l’enfant, agit au présent dans l’échange clinique, comme obstacle pour cet inconscient à ciel ouvert, produisant une certaine « difficulté à passer au discours analytique ». C’est cette difficulté, révélant la fonction d’une faille, d’une disruption, qui suscite l’intérêt de Lacan. Il souligne par contre, que le sujet exprimait très facilement « tout le contenu exprimé communément par l’intermédiaire des symptômes névrotiques », d’autant qu’il était « supporté par le langage des autres ». C’est dire que ce langage du monde externe était désinvesti, désaffecté, à l’inverse du dialecte corse submergé dans la jouissance familiale ; érotisation, libidinalisation encore active lorsqu’il se trouvait aujourd’hui « face à sa mère ». A la place de la forclusion que Lacan est en train de conceptualiser, n’est-ce pas cette disruption entre deux mondes supportés par deux langages qui en tiendrait lieu ?
On peut par ailleurs avancer que « l’objet indicible rejeté dans le réel », dont parle Lacan dans le cas Truie[2] est cette jouissance produite par l’immersion de l’enfant dans « l’intimité conjugale », dont il était devenu l’objet, voire le jouet, rejet qui s’avère comme ressort du clivage qui se répercute, à l’âge adulte, entre le monde extérieur et celui activé par la présence de sa mère. Ainsi le sujet s’est-il épargné la construction d’un délire, d’une création de sens délirant, lequel permet la résorption des éléments énigmatiques. De fait, dans le cas présent, la perplexité n’est pas non plus un déterminant du cas. En est-on bien sûr ? Le sens du monde n’est pas ici troué par l’énigme, mais scindé en deux langues qui s’excluent l’une de l’autre. La langue commune et la langue corse. Par contre, nous avons l’étrangeté de la femme à laquelle se corrèle le dialecte corse. Cette étrangeté viendrait alors en lieu et place de la perplexité. Ce qui différencie ici l’une de l’autre, c’est que la perplexité est hors sens, et que l’étrangeté elle revêt ici un « sens corse », isolé du reste du monde.
[1] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.71-72.
[2] Lacan J., « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.535