Le dernier ouvrage de Mathias Malzieu[1], Journal d’un vampire en pyjama[2], offre un témoignage saisissant et bouleversant de l’idée de soi comme corps, corps qui ne tient son poids que de l’imaginaire, lorsque l’assurance de la tenue phallique dans le monde perd brutalement l’illusion de la totalité de sa forme.
En 2013, l’auteur apprend qu’il est affecté par une aplasie médullaire[3], maladie rare et auto-immune dont le risque létal le plonge dans les tourbillons d’une angoisse indicible et le flou d’une attente incertaine. Le corps souffrant confiné dans une chambre stérile, où l’existence sursitaire ne tient de la vie que par la recherche d’un possible donneur de moelle osseuse ou d’une donneuse de cellules souche de sang de cordon ombilical, Mathias Malzieu ne peut attraper le réel auquel il a affaire qu’à travers une corporisation de la jouissance dans l’accession supposée à une nouvelle identité fantasmée : « Je vais devenir le second fils d’une mère biologique »[4], « Un mi-moi, mi-quelqu’un d’autre »[5].
L’empreinte restée douloureuse du décès de sa mère survenu quelques années plus tôt dans l’espace similaire d’une chambre stérile lui avait inspiré l’écriture d’un précédent ouvrage, La mécanique du cœur (2007), ainsi qu’un film d’animation éponyme, Jack et la mécanique du cœur (2014), où la question du battement pulsionnel de l’amour trouve sa limite dans l’instant incernable de sa suspension même. Une « greffe d’horloge »[6] à la place du cœur anime ce petit garçon adopté dont les affects se dégèlent au contact de la rencontre avec l’autre sexe.
L’angoisse jaillit un jour dans sa fulgurance, de ce que le corps malade ne trouve plus d’autre issue que d’être réduit à ses pâles fonctions organiques, tandis que la figure suprême de la mort resserre son étau de fer, comme une Autre jouissance sous la figure de la Dame Oclès[7]. Vision cauchemardesque ou hallucination, la représentation féminine de la Dame phallicisée par son arme en suspens, incarne l’horreur de la décapitation sanglante face à l’impuissance du corps infans, démuni et vulnérable où l’auteur s’est désespérément retranché.
Pas sans côtoyer une certaine ironie du sort, l’auteur s’en sort avec le jeu des équivoques de la langue : « Je n’ai plus de sang-frein »[8] et des formations néologiques « Nymphirmières »[9], jusqu’au point où s’adjoint une possibilité nouvelle de nomination : « Le vampire qui suce mes globules n’est autre que moi-même […] C’est officiel, je suis devenu un vampire »[10].
Nommer l’impossible permet à partir de lalangue et avec le mot d’esprit, de stabiliser la jouissance pour que l’imaginaire du corps et non pas l’image du corps, puisse faire tenir le corps parlant à la livre de chair, comme le formule très finement Nicole Borie.[11]
Le rythme des transfusions sanguines auquel il est astreint, exacerbe une prééminence vampirique à l’objet oral, venant recoller le sujet de la demande à l’inextinguible détresse vissée à l’objet du besoin. Dans « l’auto-couveuse »[12] de la chambre d’hôpital, le souvenir infantile de la « soupe de pâtes alphabet »[13] dit comment l’incursion de la jouissance prélevée sur le corps de l’Autre maternel « […] a été déterminée, cernée, émue par le signifiant »[14].
Si le milieu qui l’environne est stérile et s’accompagne de soins dont l’étrangeté nucléaire de la transplantation s’apparente pour lui à « un jardinage de science (fiction) »[15], Mathias Malzieu creuse un sillon dans le terreau fertile de l’écriture à tenter de serrer l’impossible à dire pour recouvrer ce qu’il nomme, son « appétit créatif d’ogre désespéré »[16].
Mathias Malzieu se « sent comme un arbre qu’on essaierait de planter sur la Lune »[17] dans cette épreuve de la greffe qui contient aussi la promesse de s’enraciner à nouveau dans l’existence. Pour extraordinaire que soit l’expérience singulière d’être sauvé par un donneur, l’existence reste malgré tout attachée à la contingence car, si celle-ci trouve à s’agripper du côté d’un Autre qui donne la vie ou la prolonge, alors c’est du côté de l’être assujetti au sens qu’elle se ressource infiniment dans l’identité de l’autre, fût-il la cause d’un changement ou non de régime biologique ou de groupe sanguin.
Parce que nous n’avons pas d’image de l’organisme, la question de l’horloge biologique nous échappe et l’imaginaire précise encore Nicole Borie, « reste notre seul « mirage » avec lequel on meurt. Celui-ci, est corseté à notre conception du monde vouée aux limites de notre corps […], réduite aux limites de notre corps parlant »[18].
[1] Originaire de Valence, Mathias Malzieu est écrivain, compositeur, chanteur et musicien du groupe de rock Dionysos.
[2] Malzieu M., Journal d’un vampire en pyjama, Ed. Albin Michel, 2016.
[3] L’aplasie médullaire est une hémopathie qui se caractérise par une raréfaction des cellules souches de la moelle osseuse, entraînant une anémie et asthénie sévères, associées à un manque d’oxygénation sanguine, une thrombopénie accompagnée d’une risque hémorragique important ainsi qu’une diminution des défenses immunitaires, cause d’un risque infectieux majeur.
[4] Malzieu M., Journal d’un vampire en pyjama, p. 182.
[5] Ibid., p. 41.
[6] Ibid., p. 90.
[7] Ibid., p. 44.
[8] Ibid., p. 54.
[9] Ibid., p. 100.
[10] Ibid., pp. 34-35.
[11] Borie N., « Les énigmes du corps parlant », Conférence à la Section Clinique de Clermont-Ferrand, 12 décembre 2015, p. 5.
[12] Malzieu M., op. cit., p. 155.
[13] Ibid., p. 78.
[14] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 mars 2011, inédit.
[15] Malzieu M., op. cit., p. 40.
[16] Ibid., p. 155.
[17] Ibid., p. 184.
[18] Borie N., op. cit.