Le corps parlé, avant l’Autre de la barre posée sur le sujet comme première marque du signifiant sur le corps, se présente à l’orée de la vie sans existence et sans demeure, pour parer aux phénomènes de jouissance qui le traversent. L’incessant vacarme du monde surgit sur le fond sonore indistinct de l’organisme vagissant et de ses borborygmes physiologiques, avant que le cri ne se transforme en appel sous l’effet de la réponse supportée par la fonction maternelle.
L’Autre comme lieu du signifiant n’a pas encore d’existence. C’est le sujet hypothétique, celui de l’hilflogiskeit, sans habitacle subjectif à pouvoir loger le fonctionnement des organes dans l’organe hors corps de la langue. Le vivant, avant la naissance de l’Autre, se présente comme flot informe de sensorialité diffuse, jouissance invasive, jusqu’à la prise du sujet dans le symbolique permettant une répartition de la jouissance sur les objets a prélevés sur l’Autre du désir. L’Autre lui décerne un corps, ce corps qu’il a, à partir d’une nomination convoquant les premières inscriptions du symbole dans la chair, et venant organiser la tessiture de ce qui deviendra plus tard pour le sujet ses signifiants-maîtres.
La part que le sujet et l’Autre prennent dans la constitution du jugement d’attribution et d’existence dépend aussi de ce que le sujet a primordialement consenti pour se laisser « traumatiser » par cet effet d’intrusion de la langue dans le corps. Si le corps parlé joue sur la gamme des premiers balbutiements d’une mélopée sur le mode des premières imitations puis du trait unaire de l’identification (soit la place où vient s’accrocher la fonction du signifiant), le monologue ludique de l’enfant répond d’une expérience subjective de déperdition de jouissance au regard de la jouissance des organes dont il se sépare ; sépartition dira Lacan.
Cette jouissance prosodique que Lacan qualifie de la lalangue, est l’instance même du ruissellement des signifiants de l’Autre sur son corps dont certains feront trace et dépôt, en venant hameçonner la chair du vivant comme corps parlant. L’équivoque généralisée que promeut la lalangue en faisant advenir le sujet de l’inconscient, ne dit rien de ce qui fait le nouage entre la langue et le corps, d’où l’idée que le corps parlant renvoie au « mystère de l’inconscient »[1],c’est-à-dire, plutôt à son discord. « Il y a corps, précise Lacan, lorsqu’un organisme vivant incorpore l’organe du langage » [2].
La disjonction du corps avec les fonctions vitales dans le passage du corps parlé au corps parlant introduit comme le souligne Alfredo Zenoni, une « […] transposition dans la dimension symbolique (qui) se paie d’une mortification sur le plan du vivant, en même temps que cette annulation de son être naturel est la condition de sa constitution symbolique comme de la quête d’un être qu’il ne peut désormais recevoir que de l’Autre »[3]. Le sujet comme corps parlant porte la marque de cet exil des propriétés de son corps vivant, ne pouvant l’appréhender que comme corps qui « se jouit » à partir de l’articulation signifiante.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.118.
[2] Lacan J., Joyce le symptôme, Actes du V symposium James Joyce, ed. CNRS, p.197.
[3] Zenoni A., Le corps de l’être parlant, Ed. De Boeck-Université, Bruxelles, 1991, p.77.