En chemin vers le Xe Congrès de l’AMP qui aura lieu à Rio de Janeiro, au mois d’avril prochain, sur « Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle », la soirée spéciale de l’AMP ce lundi 1er février a pris un versant d’actualité pour traiter ce sujet. Cette actualité marque à nouveau la temporalité de nos Écoles. Les événements des derniers mois à Paris, difficiles pour tous mais particulièrement pour nos collègues français, ainsi que les situations de violence générée dans d’autres lieux, nous amènent à une réflexion sur les situations d’urgence subjective produites par l’irruption d’un réel dont nous sommes encore loin de voir toutes les conséquences.
Ce que nous désignons, à partir de l’enseignement de Lacan, par le corps parlant vit en réalité en permanent « état d’urgence » par le fait qu’il est habité par la pulsion, cette exigence immédiate de satisfaction. Que se passe-t-il quand cette exigence se fait présente depuis l’extérieur, dans la rupture même des liens sociaux, comme pure pulsion de mort, et toujours sous une forme distincte pour chaque sujet ? Les états d’urgence prennent dans chaque cas des modes singuliers de réponse qui échappent à toute explication sociologique.
Les collègues, membres du Conseil de l’AMP qui vivent dans des villes diverses de nos Écoles, ont traité cette question dans la soirée avec le tact et la fine sagesse qu’on peut tirer de l’enseignement de Lacan. Un même fil a traversé ces élaborations, celui du temps logique qui marque toujours la réponse du sujet de l’inconscient au réel impossible à symboliser. Et cela dans l’articulation de deux dimensions temporelles.
Il y a d’une part le temps du langage, un temps qui se pose comme éternel dans la mesure où on peut toujours ajouter un signifiant à un autre signifiant dans un glissement infini de la signification. Cela a été de toujours – c’est le cas de le dire – le temps de la religion, du sens même qui dans l’imaginaire pose cette infinitude comme inhérente au temps. Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui c’est la techno-science même qui promeut déjà cette éternité en prenant la relève de l’Autre du langage dans une course d’Achille poursuivant sa tortue. En fait, on croit à l’éternité plus que ce qu’on croit. Le sujet du langage, le sujet de la chaîne signifiante se pose comme éternel, tel que le fantasme obsessionnel le fait entendre jusqu’à éprouver la torture d’assister à sa propre mort. C’est ce sujet éternel du signifiant dont un Sade voulait effacer toute trace de la surface de la terre.
D’autre part, l’expérience d’avoir un corps parlant implique l’expérience d’une limite temporelle, et cela toujours comme une urgence subjective. Dans la mesure où le corps est un corps parlant, affecté de la jouissance, de la pulsion justement appelée par Freud « pulsion de mort », il est mortel.
Entre ces deux dimensions, le destin du corps parlant est joué dans ses états d’urgence. Dans cette perspective, le temps logique déployé par Lacan au commencement de son enseignement, – ce temps marqué par l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure – implique toujours, en effet, un sophisme, c’est à dire un raisonnement logique qui inclut une certaine tromperie. Il se pose comme un temps qui se développe à partir de la structure du langage dans les rails du signifiant mais il y a dans son train un voyageur secret : la pulsion même qui habite dans l’instant du regard et qui fait sa boucle autour d’un objet qui est le regard même. Le regard comme objet pulsionnel introduit un court-circuit dans le temps logique, un court-circuit dans le temps pour comprendre, qui précipite le sujet dans l’acte dans la hâte, dans l’urgence. On ne peut pas résoudre la conclusion de l’acte dans le temps logique sans faire entrer la pulsion dans son train. C’est par cette raison qu’il s’agit finalement d’un sophisme dans ce temps logique qui n’échappe pas à la double dimension temporelle du temps infini du langage et du temps cyclique de la pulsion. C’est la pulsion en fait qui précipite le sujet dans son acte.
Dans cette conjoncture, il y a un paradoxe qui fait notre actualité : plus on promeut l’éternité pour sujet, plus on le pousse à l’urgence subjective ; plus on déplace le sujet dans la chaîne infinie du signifiant, plus on obtient son angoisse comme signe d’un réel, plus on trouve un sujet hyperactif, un sujet poussé à l’acte.
Le sujet de notre temps vit donc entre la métonymie infinie induite par le langage et l’expérience du corps limité par la pulsion de mort et son exigence de satisfaction immédiate. En fait, c’est le temps qui nous impose la techno-science avec ses gadgets, du portable à Internet : on est toujours poussé ailleurs, on est toujours ailleurs que là où est notre corps parlant. Le temps pulsionnel introduit ce court-circuit dans le temps du langage, il y fait irruption d’une façon qui arrive même à l’angoisse. On connaît déjà les effets divers d’addiction, de jouissance dans ce déplacement infini qui pousse le sujet à l’urgence de l’acte.
Le corps parlant est ce nouage même entre le corps et lalangue que nous désignons aussi avec le concept de pulsion. La pulsion est toujours l’expérience d’une urgence subjective par rapport au temps infini du langage. Du côté de la pulsion, comme on le verra dans les exposés de cette soirée, on est toujours trop en retard ou bien trop en avance.
Ce « trop » qui habite le corps parlant est ce qui se fait présent dans toute expérience traumatique qui motive l’urgence subjective.
Dans cette perspective, notre collègue Oscar Zack, de Buenos Aires, fait une subtile reconsidération du temps logique où l’urgence subjective devient le signe d’un réel impossible à supporter mais aussi le facteur nécessaire pour arriver au moment de conclure dans ce temps. C’est en fait la remarque qu’on peut déjà trouver chez Lacan dans son discours de Rome de 1953 : « Rien de créé qui n’apparaisse dans l’urgence, rien dans l’urgence qui n’engendre son dépassement dans la parole. » L’urgence subjective est la condition de toute création effective. En même temps, la parole, le temps du langage, sont la condition de toute création pour dépasser cette urgence. Dans cette articulation entre les deux temps, il n’y a jamais de rencontre prévisible, il n’y a que la pure contingence.
Juan Fernando Pérez, de Medellín, reprend à nouveau le temps logique comme temps de l’angoisse : entre la menace qui suspend l’acte face à la figure de l’Autre méchant et le combat qui le transforme en ennemi. Et il souligne deux réponses possibles qu’il a rencontrées dans la clinique des états d’urgence : l’insomnie, une sorte de « procrastination circulaire », et l’état d’alerte généralisée qui précipite la fuite, la hâte, devant un signe quelconque de danger. L’état d’urgence prend sa place donc entre procrastination et hâte sans pouvoir rencontrer le kairós aristotélicien, le moment opportun de l’acte. Dans cette conjoncture de l’impossible, il nous propose la subtilité d’un « style tardif » qui habiterait l’acte de création.
De son côté, Marcus André Vieira, directeur du prochain Congrès de l’AMP à Rio de Janeiro, introduit l’instance du surmoi et de l’angoisse dans l’urgence subjective. Notre paradigme pour traiter l’urgence est l’angoisse qu’il faut faire dé-consister à rebours du surmoi, cette voix qui regarde le sujet en lui imposant une jouissance. Il introduit un nouvel élément dans la logique temporelle de l’urgence, c’est la « résonance asémantique » de la voix dans le corps parlant, instance de lalangue hors sens, partie non signifiante de la voix, croisement entre signifiant et jouissance, qui n’a pas un objet prédéterminé mais qui introduit le temps de la contingence. Un savoir faire, donc, avec la contingence pour faire face à l’urgence du surmoi.
Patricia Bosquin Caroz, enfin, nous fait part d’une expérience décidément subjective en deux temps à partir des deux événements tragiques qui ont secoué la ville de Paris les derniers mois : celui des attentats du 7 et 9 janvier 2015 à Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher, et celui des attentats du 13 novembre. Il y a eu, en effet, deux réponses différentes à chaque événement, une identification massive au signifiant maître et la bascule du groupe formé comme réponse à l’irruption d’un réel entre un silence imposé et un silence voulu, entre le silence imposé par la terreur et un silence parlant qui s’est fait présent aussi dans le rues de la ville. Il y a donc un temps de silence nécessaire au temps pour comprendre dans un deuil.
Enfin, si on peut conclure dans une formule pour scander ce nouveau temps logique qui marque le temps de l’urgence subjective de notre temps, on peut prendre la formule lancée par Éric Laurent dans un débat riche en nuances : « Finie l’éternité ! »
9 Février 2016, dans l’après-coup de la soirée préparatoire au congrès de l’AMP, qui s’est tenue au local de l’ECF le 1er février 2016.