Comment toucher au réel ? Comment démasquer les semblants ? Mia Madre de Nanni Moretti pousse à sa limite le paradoxe du cinéma, son point d’impossible. D’emblée, l’auteur prend le masque d’une femme, auteur et metteur en scène de films militants, au service de la lutte sociale la plus violente : le film s’ouvre sur un affrontement entre manifestants en grève et policiers armés jusqu’aux dents. On y croit, mais le « coupez », qui sera le leitmotiv du film nous met brusquement en face d’un décor, de figurants, et d’acteurs éberlués à qui l’on demande de jouer « à côté » de leur personnage, de trouer leur texte, en somme de faire semblant de ne plus y croire. Ce paradoxe est la trame du film : on va chercher un acteur vedette, étranger, qui, par ses bourdes, pannes de mémoire et cafouillages, ne cesse de détraquer le tournage tout en revendiquant le droit à sa « vérité » personnelle, celle d’un bouffon.
En contrepoint, et là est l’essentiel, la mère, à l’hôpital, se bat contre la maladie qui l’emporte. Les enfants, frère et sœur, font semblant d’espérer ; la fille (la cinéaste) s’installe chez sa mère et la retrouve en effigie dans ce qui fut le décor de sa vie… Le tournage du film devient de plus en plus laborieux : « coupez ! » « ce n’est pas ça », mais pour que ce soit « ça », il faut jouer « à côté », et l’acteur américain, déchaîné, continue à vouloir « être lui-même ». Sans vraiment consentir à l’inéluctable, on ramène la mère chez elle, et la famille fait semblant de vivre comme avant. Seul, le masque à oxygène, toujours à portée de main, rythme de son « coupez » le bavardage affectueux de la famille rassemblée.
La mort est là. On touche au réel, et pourtant les enfants s’interrogent longuement, en visitant la garde-robe, traces dérisoires d’une présence évanouie, quelle toilette conviendrait le mieux, ce corsage, ou plutôt celui-là… La réalité, tissée d’imaginaire et de mensonge, reprend ses droits : le latin, à quoi ça sert ? se demande la petite fille de cette grand-mère latiniste, et adorée.
Le cinéaste est le plus exposé au palais des mirages, au piège des apparences. Ici, on le voit se débattre, tenter d’arracher les voiles, derrière lesquels, pourtant, il n’y a rien, qu’un acteur pantin, et le corps perdu d’une mère. Relevant à sa manière le défi d’Épiménide : « peut-on dire je mens ? », il lui apporte la réponse : c’est la seule parole vraie.