L’ironie tient une place maîtresse dans le livre de Sophie Demir Jane Austen, Une poétique du différend[1]. Nous autres psychanalystes nous intéressons aussi beaucoup à l’ironie, laquelle, selon Jacques-Alain Miller, « dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie, qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant »[2]. S. Demir a accepté de s’entretenir avec nous à partir de ces points : l’ironie de J. Austen fait-elle vaciller les semblants ? De quel bois se chauffe-t-elle ?
Sophie Demir – Je dirais qu’il s’agit chez Jane Austen d’une ironie tout en subtilité. L’ironie austenienne n’est pas facile à déceler. Il est possible de lire les romans de J. Austen sans même s’apercevoir de l’omniprésence de cette ironie. Percevoir à quel point l’ironie est une part intrinsèque de l’écriture austenienne exige d’en passer par une lecture attentive. Par exemple, l’incipit célèbre de Pride and Prejudice : « It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune, must be in want of a wife »[3] paraît être une affirmation d’une banalité consternante.
Stella Harrison – En effet !
SD – Replacée dans le contexte de l’œuvre austenienne, il s’avère que cette vérité est une fausse vérité. L’affirmation est démontrée dans sa fausseté par presque tous les romans, presque tous, car le terme « universally » est aussi constamment battu en brèche par l’ironie austenienne. Tout ce qui prétend avoir valeur universelle en matière de psychologie humaine ne peut qu’être faux. Ainsi dans les romans austeniens ce sont souvent les femmes qui sont en quête d’un mari, et non l’inverse, une réalité imposée par les lois sociales de l’époque. L’ironie ne consiste cependant pas seulement à dire une chose pour son contraire dans les romans austeniens. Elle vise les dispositifs énonciatifs eux-mêmes.
SH – L’écriture de J. Austen précède le « Stream of consciousness », évoqué par J.-A. Miller[4], ce « flux de conscience de la fin du XIXe siècle, début du XXe, genre littéraire auquel s’était adonnée, après Joyce avec son Ulysses, Virginia Woolf, avec Mrs Dalloway ». Austen, Joyce, Woolf, y aurait-il là du même ? Rappelons ici d’ailleurs combien J. Austen fut célébrée et aimée par V. Woolf…
SD – L’écriture de J. Austen comme celle de Laurence Sterne sont des moments essentiels dans l’histoire littéraire qui mène au « Stream of consciousness ». Chez J.Austen, on trouve une manière très habile de manier le discours indirect libre. Le discours indirect libre permet de livrer le flux de conscience d’un personnage sans avoir à l’introduire, à tel point qu’il devient parfois difficile de savoir à qui doivent être rapportées les pensées, parfois même les paroles. Cela permet une mise à distance des personnages. Lorsqu’Emma se moque d’Harriet Smith dans Emma, l’ironie attrape les deux personnages dans son filet et permet au lecteur attentif de prendre ses distances tout à la fois avec le personnage d’Harriet, et la construction qu’en propose Emma.
SH – Selon vous, J. Austen cherche-t-elle à fabriquer un discours qui ne soit pas du semblant ou à démontrer combien tout discours est semblant ? Peut-elle être féroce comme l’est si souvent V. Woolf ?
SD – Son effet principal est une mise à distance de ce qui paraissait évident. L’ironie vise la doxa. Sa fonction est de mettre à distance tous les discours, de faire vaciller les semblants, non pour en nier la fonction, mais pour créer un espace de jeu entre les discours, un espace de liberté pour s’efforcer de dire autre chose, ou du moins de mettre en scène la quête d’une singularité. La gamme de l’ironie austenienne est très étendue, allant de l’humour à la férocité. Elizabeth Bennet dans Pride and Prejudice avoue : « There are few people whom I really love, and still fewer of whom I think well. »[5]
SH – Je vous remercie chère Sophie Demir, de ces indications précieuses qui nous dessinent l’arbre généalogique du « Stream of consciousness ».
[1] Demir S., Jane Austen, Une poétique du différend, Presses Universitaires de Rennes, 15 octobre 2015.
[2] Miller J.-., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, février 1993, p. 9.
[3] Austen J., Pride and Prejudice (1813), New York, Oxford University Press, 1988, p.3.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Des choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 janvier 2009, inédit.
[5] Austen J., op. cit., 135.