Le retour de morts revenant hanter les vivants est un thème littéraire ancien et universel. Nombreux sont les films, séries, jeux, ayant pour héros des fantômes, des spectres ou des revenants. Dans le domaine du théâtre, nous avons l’exemple d’Hamlet – auquel Lacan a consacré plusieurs chapitres du Séminaire VI[1] – où le fantôme du père d’Hamlet apparaît à son fils pour lui révéler la vérité sur sa mort récente, et lui demander de le venger. Deux films, Doña Flor et ses deux maris[2] et Vers l’autre rive[3], d’époques, d’horizons, d’esthétique et d’ambiance très différents, ont en commun le retour sur terre d’un mari fantôme auprès de sa femme veuve.
Doña Flor et ses deux maris met en scène une comédie adaptée du roman éponyme de Jorge Amado[4] paru en 1966, chronique gourmande et musicale de Bahia, terre du candomblé[5]. Les deux sous-titres de ce livre très drôle sont : « Ésotérique et émouvante histoire vécue par Doña Flor, professeur émérite d’art culinaire » et « La terrible bataille entre l’Esprit et la matière ». Doña Flor a épousé Vadinho, séducteur, buveur, joueur, enthousiaste pour tout sauf le travail, qui la trompe et la maltraite, un homme/ravage, mais qui s’est révélé un amant extraordinaire. Belle, appétissante, appréciée de tous, elle dispense ses recettes dans l’école culinaire « Saveur et art », mais ne peut avoir d’enfant. Vadinho meurt brutalement un matin de carnaval, alors qu’il danse avec ses amis, déguisé en femme, et la laisse seule au monde. Veuve exemplaire à l’extérieur, ses nuits sont bientôt peuplées de rêves sensuels et de combats contre un désir brûlant, qui la laissent désemparée au petit matin. « La matière domine l’esprit » et les exercices proposés par la brochure de yoga ne sont d’aucun effet. Doña Flor est bientôt poussée par ses voisines vers un second mariage, avec le Docteur Theodoro, pharmacien, qui avait tenté de lui redonner le sommeil par ses pilules. C’est à tous points de vue l’opposé de Vadinho, un mari riche, fidèle, rassurant, et qui a horreur de l’improvisation. Comme dit Marcela Antelo dans son article[6] « il y a quelque chose […] que la chanson […] annonce “O que será ?”[7] qui pousse Flor à se rebeller, qui la fait Autre soudainement ». Quelque chose qui n’a pas de raison ni jamais n’en aura, qui ne lui donnera aucun répit, chante le poète. Les rapports d’automate avec son nouvel époux deviennent vite lassants, elle se remémore ses nuits torrides avec Vadinho, et l’appelle. Nous sommes à Bahia, au pays des esprits et de la sorcellerie. Vadinho revient en tant que fantôme, visible seulement par elle, et parvient à la convaincre de le laisser reprendre une place de mari/amant dans son lit. Pour sauver son honneur, elle avait demandé aux dieux de le reprendre. Constatant que Vadinho n’est plus un ravage, qu’elle n’en souffre plus et n’est plus jalouse, qu’il n’y a plus d’infidélité, c’est elle qui viendra le délivrer du sortilège, et l’arracher à la mort, afin de pouvoir continuer à vivre complètement satisfaite avec ses deux maris.
Vers l’autre rive est le dernier film du réalisateur japonais Kitoshi Kurosawa, connu pour ses films d’épouvante, par exemple Kaïro, où des fantômes, obstinés à se venger des vivants, piratent des ordinateurs et tuent brutalement les humains qui les approchent. Ce film est l’adaptation d’un roman de Kazumi Yumoto, un mélodrame qui raconte l’histoire de Mizuki. Jeune veuve, professeur de piano, bouleversée par la disparition en mer de son mari Yusuke, elle voit apparaître un soir son fantôme, de retour après trois années d’absence. Il propose à son épouse d’entreprendre un voyage sur les lieux de son passé, à la rencontre de personnes qui, touchées par le problème du deuil, se réjouissent de revoir le défunt. Rien ne distingue ce fantôme d’un être vivant, il revit au milieu des vivants, sa présence est toujours bienveillante. Le road-movie nous entraîne dans des villages et de beaux paysages de campagne, le couple retrouve une familiarité provisoire de gestes et de paroles. Ils se rendent chez un vieil homme qui a perdu sa femme, et découpe des fleurs en papier dans des magazines pour en tapisser le mur de sa chambre, dans un restaurant où ils participent à la préparation des plats. Yusuke est accueilli comme une vedette dans son village où il donne une conférence sur les sciences de l’Univers. Entre trains et bus, le film est une succession de moments en accéléré, d’instants précaires, même si parfois Mizuki peut souhaiter qu’ils puissent se prolonger. Elle se rappelle qu’elle a découvert des mails de son mari adressés à une collègue de travail, et elle cède à une crise de jalousie posthume. Enfin, le couple retrouve une forme d’apaisement qui permet la rencontre des corps, avant la séparation ultime. Le but du voyage est atteint lorsqu’ils se retrouvent sur le ponton, face à la mer, où Yusuke se trouvait juste avant sa noyade. Ces retrouvailles permettront à Mizuki de faire son deuil, en voyageant avec son mari et en échangeant avec lui, d’accepter leur séparation définitive.
Dans ces deux fables sur l’amour, l’absence et le deuil, sont interrogés le rapport à entretenir avec les morts dans les différents registres R.S.I., ainsi que la place respective de l’amour et du désir chez les deux sexes. Chez Doña Flor, le dédoublement entre amour et désir, habituellement masqué chez la femme, est « imaginarisé » par l’utilisation de deux hommes. Pour les deux femmes, Doña Flor et Mizuki, c’est la jouissance sexuelle avec le fantôme de leur mari qui redonne vie à leur amour. Mizuki accepte alors que Yusuke soit mort, et Doña Flor retrouve la vie.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, La Martinière & Le Champ freudien Éditeur, coll. Champ Freudien, juin 2013.
[2] Doña Flor et ses deux maris, film de Bruno Barreto, Brésil, 1976, avec Sonia Braga, José Wilker et Mauro Mendonça (Il existe un remake fait en 1982 aux USA : Mon fantôme bien aimé, avec Sally Field).
[3] Vers l’autre rive, film de Kiyoshi Kurosawa, Japon, 2014, prix de la mise en scène dans la sélection « Un certain regard » (festival de Cannes 2015).
[4] Jorge Amado (1912- 2001), maître de la littérature brésilienne originaire de Bahia.
[5] Candomblé : religion afro-brésilienne, où le culte des divinités orixás est célébré lors de cérémonies au moyen de tambours, chants et danses.
[6] Antelo M., « La solution Doña Flor », La Cause freudienne, n° 36, février 1997, p. 49.
[7] O que será, musique du film, composée par Chico Buarque https://www.youtube.com/watch?v=vSSQ0CYHJ7E