Amour humain ou alliance entre Dieu et son peuple ? Retour, d’abord, à Ernest Renan : « […] Le Cantique cher à tant d’âmes pieuses résistera malgré nos démonstrations. Comme une statue antique que la piété du Moyen Âge aurait habillé en madone, il conservera ses respects, même quand l’archéologue aura prouvé son origine profane. Pour moi, mon but n’a pas été de soustraire à la vénération l’image devenue sainte, mais de la dépouiller un moment de ses voiles pour la montrer aux amateurs de l’art antique dans sa chaste nudité ».[2]
Alain Revel, membre de l’ACF MAP, ne nous nous dévoile-il pas ces mêmes frémissants jeux de la langue dans ce texte consacré à l’un des plus beaux chants du monde, le Cantique des cantiques ? En passant par la traduction remarquable d’Olivier Cadiot et Michel Berder de ce poème, il nous fera saisir la force subtile de la métaphore, union et séparation des amants.
Le Cantique des cantiques occupe une place singulière dans la Bible. Il s’agit d’une suite de poèmes, de chants d’amour, de paroles échangées entre un homme et une femme. Parfois un chœur intervient, mais le texte hébraïque ne donne pas d’indications sur un découpage suivant les personnages. Interrogations et réponses, mouvements et repos, veilles et sommeils alternent. Le nom de Dieu n’apparaît qu’une fois, sous une forme abrégée et dans un mot, « Flamme-de-Yah »[3].
Ce texte est attribué à Salomon qui représente la sagesse. La femme et l’homme sont à égalité et certains y ont vu même un poème écrit par une femme[4]. Un homme et une femme se cherchent, se trouvent, se perdent, le chœur interroge, la richesse du roi traverse le récit, la mère est évoquée, jamais le père.
La qualité du travail sur les images frappe, un usage généralisé de la métaphore traite tout, le corps, la nature, l’amour.
S’y lit aussi l’impossible stabilisation du couple amant-amante, aussitôt trouvé aussitôt perdu. L’amour est en mouvement. Aucune célébration ne scelle le couple si ce n’est la création poétique, mais malgré son abondance et les répétitions, rien ne se fixe.
C’est le mouvement de l’amour et du désir et de ce qui glisse, se dérobe, se rate entre l’homme et la femme.
Indéniablement, les images produites par ce poème ont une force sensuelle, voire érotique, ne cachant pas le désir. Il serait aisé d’en faire une lecture érotique prenant le mot désir au plus court de son sens. Seulement, ce serait faire l’économie de l’énigme que pose la présence d’un tel texte dans la Bible.
Les interprétations
Dans la tradition juive, cet amour dont il est question dans le poème, cet amour de métaphore en métaphore parle de l’amour de Dieu pour Israël et du peuple juif pour Dieu. Il est analogique au rapport d’amour entre deux époux. Yavé est l’amant, Israël est l’amante. Les chrétiens, après Origène, ont suivi cette même ligne. Ce poème est tout imprégné d’un amour transcendant. C’est une allégorie divine, qui renvoie au lien du Christ – l’amant – avec l’église – l’amante –, à l’union de l’âme mystique avec Dieu.
Saint Jean de la Croix a particulièrement souligné cela dans un commentaire-poème du Cantique des cantiques, son Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux [5] :
« Où – loin des yeux de mon âme – es-tu caché Ô mon Aimé qui m’as laissée seule avec mon cri ? »[6]
Ainsi débute le texte de Saint Jean de la Croix, mystique du XVe siècle, que Lacan évoque dans le Séminaire Encore pour le citer en exemple de ceux qui, comme mâles, « éprouvent l’idée qu’il doit y avoir une jouissance qui soit au-delà. C’est ça, qu’on appelle des mystiques. » [7]
Dans une dimension non mystique, le Cantique spirituel reste une invitation à voir dans l’ensemble des métaphores, au plus près de l’indicible, l’amour de la Création, l’amour conjugal venant s’y loger car cet amour n’appartient pas à ceux qui s’aiment, c’est un don de Dieu.
La Bible des écrivains
La Bible a fait l’objet de multiples traductions. La traduction dite de la Bible des écrivains, édition Bayard[8], est parue en 2001. Il s’est agi de mettre au travail un ensemble de binômes écrivain-exégète qui ont travaillé chacun sur un texte, le tout sous la direction de Frédéric Boyer. Ce travail visait à donner « une idée de la polyphonie biblique, en allant à l’encontre d’une tradition d’uniformisation »[9].
La diversité des voix est revendiquée en écho à un texte écrit sur plus de mille ans. C’est le parti pris revendiqué « d’investir littérairement la Bible sans que cela passe pour une “adaptation” littéraire »[10]. Pour le Cantique des cantiques , ce travail de traduction à deux a été réalisé par Michel Berder[11] et Olivier Cadiot[12].
De métaphore en métaphore
Les amants communiquent à travers le monde et la métaphore. Le monde, ce sont les jardins, les arbres, les vallées, les palais, les animaux. Ils s’approchent, se cherchent, se perdent. Les éléments environnants sont matériels de métaphore, dans le monde ils sont les images de l’Amour qui veut se dire.
La métaphore fait de l’amour maternel une figure originaire de l’amour, de l’aimée une sœur de lait et ramène l’amant à l’intimité de la matrice.
« J’ouvre à mon amour
mais mon amour a fait demi-tour
il est parti »[13]
Quand il est là ou elle est là
« Filles de Jérusalem ne réveillez pas
ne réveillez pas Amour
Avant envie »[14]
C’est la métaphore qui les relie.
« tes yeux oh des colombes »
La langue est l’instrument avec lequel ils se cherchent dans le monde et ce qui les sépare, la métaphore relie et sépare car elle est discontinuité et saut. La métaphore est l’union et la séparation des amants.
Le traducteur O. Cadiot se saisit de l’importance de la métaphore dans ce poème ainsi: « Dans le Cantique, le problème est simple : il y a des comparaisons et des métaphores. « “Tes yeux des colombes”, littéralement. Écrire tel quel nous fait revenir à une idée lourde de la métaphore, de type mots-valises. […] Donc je mets un oh, “Tes yeux oh des colombes”, comme un souffle, quand on est saisi et qu’on ne peut plus parler »[15].
Un tel agencement permet d’entendre à nouveau les paroles amoureuses. Ce « oh » est la seule liberté qu’O. Cadiot se soit permise. Cette création est ce qui marque la place du vide dans la métaphore. Souffle ou esprit divin, ce « oh » fait que la voix achoppe, s’y heurte et laisse un espace. Il s’agit de l’indication de la création poétique de l’écrivain mais aussi des amants et du lecteur. La lettre O nous amène à l’ensemble vide, vide de la jouissance qui ne peut se dire dans la rencontre des amants, laissant la place à cette création poétique ne cessant pas de s’écrire tout au long du poème.
Avançons que la force de ce texte n’est pas dans la dimension allégorique, dans ce qui serait une transposition, une élévation mais justement dans ce qui à la fois s’incarne dans les corps, en passe par eux, insiste sur leurs présences et les rate. La création se fait à ce point insaisissable : le non rapport sexuel.
Ce texte est comme une célébration, non de ce qui se saisit, mais de ce qui échappe. Il se termine par :
« Allez disparaît
mon amour
Allez devient un cerf un petit chevreuil au-dessus
Des montagnes
Parfum »[16]
Le choix peut être de mettre l’esprit divin dans ce lieu insaisissable et de création mais « c’est le rapport d’un lecteur, d’une communauté à ce texte écrit »[17].
NDRL : A. Revel nous recommande, en contre-point à son texte, la vidéo Rodolphe Burger, Le Cantique des cantiques : https://vimeo.com/74288157. Notez par ailleurs la création récente à Lyon d’un Cantique des cantiques par le chorégraphe Abou Lagra, mise scène de Mikaël Serre. Vous pourrez lire, voir et entendre à propos de cette chorégraphie ainsi que découvrir la programmation détaillée du spectacle en France de 2015 à 2017 : http://culturebox.francetvinfo.fr/scenes/danse/abou-lagraa-ose-un-cantique-des-cantiques-sexuel-ode-a-la-tolerance-227495
[1] Boyer F. collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1610 ;
[2] Le Cantique des cantiques, traduit de l’hébreu et commenté par Ernest Renan, Évreux, arléa, 1991, p. 14.
[3] Boyer F., collectif, sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001, p. 1629.
[4] Lacoque A., Ricœur P., Penser la Bible, Paris, Point essais, 2003.
[5] Saint Jean de la Croix , Cantique spirituel, chanson entre l’âme et l’époux, traduction Rolland Simon, Paris, Édition Charlot Fontaine, 1945.
[6] Ibid., p. 15.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, 1975, p. 70.
[8] Boyer F., sous la direction de, La Bible – Nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001.
[9] Chottin A. & Mangeot P., « Discours de la méthode », Vacarme, n° 17, avant-propos au dossier « La Bible, work in progress », www.vacarme.org/article215.html
[10][10] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P., Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html
[11] Ancien élève de l’Ecole biblique et archéologique de Jérusalem, docteur en théologie catholique et enseignant à l’Institut catholique de Paris
[12] Ecrivain, il a publié Retour définitif et durable de l’être aimé, Un mage en été, Un nid, pour quoi faire ? etc., et collaboré avec Rodolphe Burger à plusieurs productions musicales et à un livret d’opéra avec Pascal Dusapin, a participé au festival d’Avignon en 2001 en tant qu’artiste associé,
[13] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des cantiques, op. cit., p. 1620.
[14] Ibid., p. 1612.
[15] Wajeman L., « Oh », Vacarme, op. cit., http://www.vacarme.org/article216.html
[16] La Bible – Nouvelle traduction, Le Cantique des Cantiques, op. cit., p. 1630.
[17] « La Bible, travail en cours », entretien avec Frédéric Boyer et Olivier Cadiot, réalisé par Chottin A., Doppelt S., Gallienne E., Mangeot P., Renouard J.-P., Wajeman L. & Zilberfarb S., www.vacarme.org/mot485.html