Chercher une femme, non pour la vie, mais pour la mort, est le but de cette étonnante « demande en suicide » mise en scène par Jessica Hausner dans le film Amour fou [1]. Laurence Martin, membre de l’ACF-MAP, analyse avec précision les trois moments de voir, de comprendre et de conclure, qui conduisent les deux protagonistes vers leur destin de destruction. S’agit-il ici d’un seul couple ou de deux ? Chacun des deux personnages semble ne faire couple qu’avec la mort, un partenaire qui ne peut pas se partager.
Dans le film Amour fou (2014), la cinéaste Jessica Hausner dézingue un mythe du Faire couple à la mode du romantisme allemand : le double suicide d’amour, en 1811 près de Berlin, de l’écrivain Heinrich von Kleist, 34 ans, et d’Henriette Vogel. Elle met en scène le malentendu entre deux qui jouent leur fin de partie avec chacun son propre partenaire moyen de jouissance[2]. « J’ai voulu faire un film sur l’ambivalence du sentiment amoureux, dit-elle. La mort à deux, mais pas ensemble .»
Heinrich von Kleist[3] se dit « incapable de vivre mais [refuse] de mourir seul et sans amour » et cherche désespérément cette « âme sœur qui comprendra [sa] souffrance et sera semblable à [lui] afin [qu’ils puissent] mourir ensemble ». Ultimes destinataires de cette singulière demande en suicide : Marie, sa cousine aimée, et Henriette, sage mère de famille bourgeoise. En retraçant cet épisode, la cinéaste plonge son Faire couple par le suicide dans un bain d’humour noir. Sa « comédie romantique », selon son propre mot, fait un sort à la comédie du romantisme et laisse deviner un réel discordant sous l’énonciation de Kleist et d’Henriette[4]. Amour fou est la fiction d’un ratage exemplaire, grotesque et absurde.
Dans un style austère et jubilatoire, J. Hausner articule le drame sur les temps logiques[5] : ils accompagnent le dévoilement pour les deux suicidés en devenir, surtout chez Henriette, d’une vérité sur leur être et leur certitude, leurs liens de jouissance propres. Trois temps pour chacun, mais deux tempos disjonctifs.
L’instant de voir
La demande de Kleist s’adresse certes à Henriette mais surtout à une autre dont il veut faire son partenaire de jouissance autiste qui, par là, devient substituable. « Je ne cherche pas une femme pour la vie, mais pour la mort », lui dit-il. Quelques plans plus tôt, il demandait à sa cousine aimée, Marie : « – K. : Me ferez-vous une faveur ? – M., souriant : Mais oui ! – K. : Voulez-vous mourir avec moi ? – M., riant : Mais non ! »
Marie sait accueillir la demande par le rire et avec elle, Kleist rate l’objet visé. Il en est tout autrement pour Henriette, pourtant épouse et mère aimée et aimante. Lors de sa demande, il croit la convaincre : comme lui, elle est « solitaire, […] vous n’aimez rien et personne ne vous aime ». L’identification assénée a pour Henriette l’effet du signifiant percutant le corps : elle tombe, au propre et au figuré, malade.
Le temps pour comprendre
Pour la médecine et pour Henriette, il y a énigme sur ce qui cause sa maladie. Le médecin de famille pose l’hypothèse psychique. Chacun comprend bien ce qu’il veut, et le malentendu se poursuit : « – K. : Qu’avez-vous ? – H., dubitative et inquiète : ah, rien […] on ignore peut-être ce que c’est. C’est étrange, un mal que nul ne comprend. – K., presque heureux : Mais moi aussi je souffre d’un mal intérieur invisible que nul ne comprend ! Comme nous sommes semblables ! » La maladie s’avère incurable et la mort proche. Cela, Henriette veut bien in fine le savoir pour le croire. Le moment est venu de conclure.
Moments de conclure
Désormais, Henriette peut faire avec Kleist mort commune : « Je suis celle que vous avez toujours vue en moi, je suis à vous désormais ». Or J. Hausner choisit d’exacerber le malentendu. Kleist apparaît déçu : « Je pensais que c’était à cause de moi que vous prendriez cette décision. » Ce n’est qu’après s’être assuré du refus ultime de sa cousine qu’il admet : « Mon désir de mourir avec vous dans l’espoir que nous puissions nous aimer est à présent plus fort que jamais. » La cinéaste décide alors d’insuffler un dernier doute à Henriette. Ayant appris qu’un remède était possible, elle va hésitante au rendez-vous fatal. Au moment crucial, elle se retourne vers Kleist prêt à la tuer : « Ce que je voulais vous dire… » Mais le coup mortel est parti. Pied de nez final : le pistolet s’enraye pour Kleist, il doit utiliser celui de rechange…
Cinéaste ex-machina
Ultime estocade de la réalisatrice : une autopsie d’Henriette révèle « que tous les organes étaient sains [et la] maladie purement nerveuse ». Conclusion du mari accablé : « C’était donc bien par amour » ; l’interprétation a les allures d’un malentendu définitif. Ainsi Henriette ferait, selon le mot de Lacan, du hasard qui la pousse un destin[6] et, selon le mot de Jacques-Alain Miller, de la contingence nécessité[7]. Pour elle, l’hystérique, il y a destinataire, de l’Autre, alors que Kleist reste fixé de bout en bout à sa jouissance autiste.
Sur l’art de la cinéaste de tisser les liaisons inconscientes de ce faux Faire couple à la mode romantique mais vrai Faire couple par le suicide – ici nul couple du désir ni a fortiori de l’amour – on paraphrasera Lacan à propos de l’Amour fou d’André Breton[8] : c’est à la place de la Chose que J. Hausner fait surgir cet Amour fou.
[1] Amour fou, de Jessica Hausner, 2014. Avec Birte Schnöink (Henriette Vogel) et Christian Friedel (Heinrich von Kleist), distribution : Jour 2 fête www.jourdefete.com
[2] Miller J.-A., « La théorie du partenaire », Quarto, n° 77, juillet 2002, p. 27.
[3] La Marquise d’O., Mickaël Kohlhaas, Penthésilée, Frédéric prince de Hombourg… Les œuvres complètes de H. von Kleist, correspondance comprise, sont éditées chez Le Promeneur.
[4] Jessica Hausner puise dans leurs écrits. L’écrivain Michel Tournier a rassemblé les lettres de Kleist, d’Henriette, de certains de leurs proches, des rapports de police et des coupures de presse se rapportant à ce double suicide. « Kleist ou la mort d’un poète. Dossier », Le vol du vampire, Mercure de France, 1981, disponible chez Gallimard coll. Folio essais, 1994.
[5] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197-213.
[6] Cf., Lacan J., « Joyce le symptôme » in Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 162-163. Repris par J.-A. Miller « Nous faisons des hasards qui nous poussent un destin », in « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 14 mars 2007, inédit, et publiée sous le titre « De l’Autre à l’Un » dans Quarto, n° 109, « Ce qui fait couple », p. 54.
[7] « Nous faisons de la contingence nécessité, nécessité d’une signification qui passe à travers nous […] et qui nous dessine une instance qui nous appellerait et qui serait le destin. » Miller J.-A., Quarto, ibid.
[8] « c’est aussi à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour fou », Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 184.