Véronique Michel, membre de l’ACF Rhône-Alpes, s’entretient avec Paula Guignant, officier d’état civil, à propos de la procédure du mariage et des questions requises à ce moment symbolique avant tout. « Les demandes motivées par l’amour sont de moins en moins nombreuses, l’époque change… » C’est dire que mariage et amour ne répondent pas toujours à la même logique subjective. Pas d’évidence en la matière… mais des partenariats de jouissance au cas par cas.
Diotime évoque dans Le Banquet le mythe de la naissance de l’Amour : Aporia, la démunie, profite de l’ivresse de Poros, le nanti, pour s’unir à lui et avoir cet enfant nommé Amour. Lacan met l’accent sur le « il ne savait pas » de Poros, et sur la position désirante d’Aporia, « position véritablement féminine » : « Aporia, la pauvreté absolue, est à la porte du banquet des dieux… elle n’est en rien reconnue, elle n’a en elle-même aucun des biens qui lui donneraient droit à la table des étants. C’est bien en quoi elle est d’avant l’Amour »[1]. L’audition préalable des futurs époux n’est-elle pas cet instant de voir qui discerne entre le couple abus-crédulité et la duperie inhérente à la naissance d’Amour toujours à renouveler ?
Véronique Michel – Paula, vous êtes officier d’état civil à la mairie de votre ville, vous recevez les personnes qui souhaitent se marier. Quelle est la procédure ?
Paula Guignant – Mon rôle est de procéder à la publication des bans qui fait savoir à la communauté que deux ont décidé de se marier. La société peut objecter au projet. Il y a là articulation d’une parole intime, privée, à l’espace public. L’inscription à l’état civil procède à une nouvelle nomination pour les époux. Depuis 2006[2], les futurs époux doivent remplir un dossier puis venir tous les deux à « une audition préalable des futurs époux ». Ces deux conditions sont obligatoires. L’audition préalable permet de vérifier l’intention réelle matrimoniale, de déceler si les personnes sont là de leur propre gré ou malgré elles.
VM – Dans cette audition vous posez donc des questions assez personnelles ?
PG – Oui, l’officier d’état civil a un rôle de veille, et même de surveillance. Il a obligation d’informer le procureur (dont il dépend hiérarchiquement) par procès-verbal s’il a des doutes. En dernier ressort c’est le procureur qui autorise ou pas le mariage.
VM – Alors, comment faites-vous entre ce principe de contrôle et la liberté matrimoniale qui est inscrite dans notre Constitution, dans la Déclaration universelle des droits de l‘homme ?
PG – L’officier d’état civil doit protéger, d’une part, l’institution matrimoniale qui pourrait se trouver attaquée dans sa valeur et sa crédibilité et, d’autre, part les personnes vulnérables qui pourraient être victimes de manœuvres frauduleuses. Il doit garantir la liberté de se marier et celle de choisir son conjoint. Cette tension rend ces auditions très délicates et je me sens tiraillée entre mon devoir et ma gêne à faire intrusion dans l’intimité des personnes. Ma boussole c’est le droit et mon garde-fou le procureur.
VM – Quels sont les signes qui vous font douter de l’authenticité des intentions de vie commune ?
PG – Après vingt ans d’expérience on entend quelque chose qui cloche : les personnes connaissent mal leur futur conjoint, sont nerveuses, se sentent persécutées par des questions banales…
Pour les étrangers la lenteur des procédures d’obtention des papiers donnant le droit de résider en France est telle qu’ils sont tentés de frauder. Précisons que ne pas avoir ces papiers n’est pas un obstacle au mariage. S’il y a un malaise, c’est qu’il s’agit d’autre chose : soit les deux personnes ont passé un accord préalable pour se marier en vue de l’obtention des papiers soit l’un des deux, aveuglé, ne se rend pas compte qu’il est abusé.
Le mariage donne accès à d’autres papiers qui peuvent être convoités : une pension de réversion, une assurance maladie etc…
Il y a aussi les mariages forcés – surtout chez les jeunes – par la famille, qui tente de s’imposer dans l’espace de l’audition.
VM – L’audition préalable peut donc être un moment très intense ?
PG – Oui, dans la mesure où elle permet d’éveiller l’esprit des personnes vulnérables, d’introduire avec tact une question à l’aide de nos propres questions. C’est un cas de conscience pour nous. L’officier d’état civil insiste sur la notion de liberté du choix du conjoint et de consentement mutuel éclairé. Une remarque : les demandes motivées par l’amour sont de moins en moins nombreuses, l’époque change…
VM – Élisabeth Badinter le disait dans son interview sur Lacan TV[3].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 1991, p. 157-158.
[2] Loi n° 2006-1376 du 14 novembre 2006 relative au contrôle de la validité du mariage.
[3] http://www.lacan-tv.fr/video/je-nentends-plus-beaucoup-parler-damour/