GENET [1]
d’Hervé Castanet
Hervé Castanet nous a habitués à une production aussi régulière que variée, mais un nouvel ouvrage est toujours un événement pour ce qui touche aux domaines de l’art et de la psychanalyse.
Jean Genet (1910-1986) est un auteur incontournable de la littérature du xxe siècle, romancier, poète, essayiste, homme de théâtre, auteur scandaleux tant par son œuvre que par sa vie. Sa mort, il y a trente ans, n’a pas éteint la polémique. Il demeure, actuellement, l’un des auteurs de théâtre les plus joués en France et dans le monde entier.
H. Castanet, en psychanalyste, lit Genet après Lacan[2] et Jacques-Alain Miller[3]; il en a tiré une thèse forte qu’il a exposée dans ses ouvrages antérieurs[4] et qui le distingue dans son commentaire d’une certaine tradition de la psychanalyse dite appliquée : « La psychanalyse impliquée, dit-il, oblige à une rigoureuse politique des conséquences – soit que les artifices des semblants et les constructions de simulacres ne peuvent faire l’économie d’un réel à l’œuvre. » Il précise que ce réel est cause : « mots, images, concepts en sont des traitements […] le savoir de l’artiste touche précisément à ce réel de la cause. […] Récupérer l’objet par son art, tel est, précisément, le travail de l’artiste » [5]. Freud l’appelait « sublimation », Lacan[6], à propos de Joyce, l’appelle « escabeau », en raison de son caractère d’opération ascensionnelle, comme l’Aufhebung hégélienne.
Genet, l’enfant abandonné à la naissance par ses géniteurs, recueilli par l’Assistance publique et élevé dans une famille nourricière des plus « normale » de la région du Morvan, très tôt délinquant, fugueur, voleur, condamné, homosexuel proclamé à une époque où il fallait le taire, écrit – c’est surprenant pour un homme qui n’eut à l’école que le certificat d’études primaires et fut, dans sa prime jeunesse une petite frappe – dans une langue parfaite. D’essais en romans, il a bâti la légende d’une vie héroïque où il a connu successivement les fastes de la célébrité, fréquentant les plus grands écrivains de son temps, et l’errance comme l’opprobre des proscrits.
Genet ne s’est jamais laissé enfermer par les critiques dans une identité certaine : avec art, il détruisait et démentait ensuite ce qu’il avait montré et, lecteur comme spectateur, chacun ne pouvait qu’y mettre du sien pour parer à ce qu’il transmettait de son inquiétante et dérangeante étrangeté. « Apporter la pagaille chez moi même », dit il, « et au-delà », ajoute H. Castanet. Comment un artiste peut-il rendre compte de la contradiction logique que porte la vie, sinon en la montrant !
H. Castanet insiste sur l’expérience subjective de 1953 – la rencontre de Genet avec un personnage de « petit vieux » sale et répugnant dans un wagon de train de troisième classe – pour en montrer les conséquences subjectives dans l’après coup : comment, dans cette rencontre d’un réel, Jean Genet a trouvé une révélation de ce qu’il était, a découvert ce qui le contraignit à de sérieux changements, et dans son écriture et dans ce qui fixait son identité érotique.
La fidélité de son écriture à cette expérience de la vie, celle de la jouissance qui l’habite, est la marque scandaleuse de cet auteur ! Il découvrit la solitude, celle de l’être au monde, fût-il au milieu de tous, cette « royauté secrète », dit H. Castanet[7] et « l’incommunicabilité profonde, […] connaissance obscure de son inattaquable singularité ». Une bien « inhumaine condition » !
Au théâtre, avec sa grande pièce Les paravents donnée sur scène en 1966, il suscita, nous dit H. Castanet, un énorme scandale d’opinion pour cause d’offense aux bonnes mœurs du temps. Comme un envers de la vie contemporaine, il expose ce qui n’a pas de sens : la jouissance des corps des personnages et des acteurs dans des scènes obscènes, grossières, où les morts, parce qu’ils sont vivants chez les vivants, continuent à parler. Ce rebut, ce déchet, ce « petit tas d’ordure », d’une impossible figuration – envers de l’idéal –, fait exister les sujets à partir de leur jouissance solipsiste, aussi indicible que politiquement incorrecte, en se passant de l’Autre de la langue, de ses codes et convenances du beau et du bien.
C’est pour le sujet Genet, comme pour chacun, cet indicible, un point d’inflexion dans sa langue, l’objet qui le cause.
[1] Castanet H., Rouvière Y.(illustrations), Genet, Paris, Max Milo Éditions, collection Comprendre-Essai graphique, 2015.
[2] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 192.
[3] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Le réel mis à jour au xxie siècle, Collection Huysmans, Paris, 2014, p. 306.
[4] Castanet H., La sublimation. L’artiste et le psychanalyste, Economica-Anthropos, Paris, 2014, et « S.K. beau », Éditions de la Différence, Paris, 2011.
[5] Ibid., p. 6.
[6] Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p.565-566, cité par J.-A. Miller, « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 208.
[7] Castanet H., Rouvière Y., Genet, op. cit., p. 57.