Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants, une station de ski huppée. Du happening en vue ! Mais surtout du rapport sexuel, de l’harmonie, de la complétude. Les images sont magnifiques et la montagne, malgré les inquiétantes avalanches qu’elle déclenche, est belle comme le chantait Jean Ferrat en 2009. Oui, ça pourrait tourner rond. Mais attention ! Le rideau se déchire et c’est la crise. Dans sa subtile analyse du film Snow Therapy de Ruben Ŏstlund, Deborah Guterman-Jacquet nous emmène à Genève, au Congrès de la NLS, « Moments de Crise », en explorant avec ce film comment, à partir d’un père, une réinvention de la famille peut naître de la crise.
Une famille suédoise fortunée – un couple sur la trentaine finissante et leurs deux jeunes enfants – passent une semaine de vacances dans une station de ski huppée. Il s’agit pour eux de refaire famille, de prendre un bol d’air commun avant que le travail, le stress et les affaires viennent à nouveau la désunir.
La famille y apparaît comme unité de jouissance recouverte de fiction : les parents et les enfants arborant un mode de jouir commun qui leur permet de faire corps. Les quatre à skier, à faire la sieste tous de bleu vêtus dans leur chambre de luxe, illustrent quelque chose de cette corporéité du clan. L’homme et la femme se brossent les dents à l’unisson. Se nettoient, se briquent, se crèment, pour se préserver de concert des ravages du temps. Ils parlent peu et regardent leur progéniture comme l’assurance de ce que la famille existe. Le couple qui la fonde se fond derrière elle pour ne pas penser qu’il n’est plus.
La fiction familiale, qui a déjà du plomb dans l’aile, se déchire brutalement au début du film dans un moment de crise : la famille déjeune dans un restaurant d’altitude. Une avalanche les surprend. Tout le monde s’affole, sauf le père de famille qui sort son Iphone, sûr de lui, pour filmer l’événement qu’il pense sous contrôle. Soudain, en une fraction de seconde, il devient clair que la neige va recouvrir le restaurant et que rien n’est sous contrôle. Alors le père de famille prend la fuite, seul, pensant cependant à prendre dans la déroute, ses gants de ski et son Iphone. La peau de ses gosses et de sa femme ne vaut pas cher. À vrai dire, elle vaut moins cher qu’un téléphone portable, le message qu’il fait passer est clair. Les orphelins restent seuls avec leur mère cachés sous la table. Au bout de quelques minutes, le nuage de neige pulvérisée s’estompe. Mais ces quelques minutes ont suffi pour pulvériser la famille. Il y a là quelque chose d’aussi pourri que dans le royaume du Danemark. Le luxe de l’hôtel, de la station, l’argent, le drone que le père vient d’acquérir pour amuser la galerie : rien ne peut plus recouvrir la tache qui est là, s’étale, au point qu’on ne voit plus qu’elle.
La suite du film est implacable et pose la question de la survie de la famille : sa fiction est-elle assez forte pour encaisser le choc ou trouvera-t-elle suffisamment de ressorts pour en créer une autre à même de recouvrir la pourriture ? Pour que la « vision commune » que l’épouse appelle de ses vœux puisse renaître, et la figure du père, avec elle ? Le père tel que Lacan le décrivait dans « les complexes familiaux » apparaît là dans le moment de crise, tel qu’il peut servir à déterminer le glissement vers la pathologie. Ainsi Lacan notait-il à propos de la « grande névrose contemporaine » : « notre expérience nous porte à en désigner la détermination principale dans la personnalité du père, toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche »[1]. D’une certaine manière, la femme blessée qui gît derrière la mère consent à faire avec les limites de celui qu’elle a choisi, mais pour peu que celui-ci puisse donner le gage qu’il est prêt à tout remiser et cette fois, s’il abandonne l’épouse (sous les espèces de la mère) et les enfants, c’est pour une femme. Pour elle comme femme. Encore que la manière dont le réalisateur procède pour en faire témoignage ne soit pas dénuée d’ironie, il y a là quelque chose qui naît de la crise : une réinvention de la famille à partir d’un père, qui, comme Lacan le définit dans le séminaire RSI, fait d’une femme la cause de son désir. Lacan y disait qu’« un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect est […] père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme objet a qui cause son désir »[2]. Le réalisateur illustre subtilement ce point pivot où celui qui a tout perdu dans sa lâcheté ordinaire récupère de quoi faire le héros en risquant de perdre encore ses enfants, mais cette fois, pour sa femme.
Sans jamais se dépourvoir d’un certain cynisme dans le ton, le réalisateur suédois Ruben Ŏstlund, traite, au-delà de la question de la famille, celle de l’honneur masculin, de la dévaluation du lien de chair et de sang à l’heure de la « montée au zénith de l’objet » : la jouissance solitaire qu’il procure entre en collision avec celle que célèbre la famille. Elle lui nuit, l’écrase un peu, mais sans toutefois en parvenir à bout. La famille ne crève pas avec la crise, elle se renforce. C’est bien ce que montre en définitive le film, avec un plan magistral, au ralenti, de nos quatre rescapés sortant de l’hôtel, à l’issue de leur séjour, avec leurs valises à roulettes. Le visage émacié, le regard fixe derrière leurs lunettes de soleil fashion, ce n’est plus Snow Therapy, mais Matrix. Le monde leur appartient.
[1] Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2002, p. 61.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « RSI », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?, n° 3, Paris, Lyse, p. 107.