Ce très beau film qui relate la vie d’Alan Turing a provoqué des commentaires élogieux de la part d’amateurs de films hollywoodiens mais plus réservés de la part de connaisseurs de la vie du grand mathématicien. Son œuvre importante est restée dans l’oubli quand son rôle décisif pour le décryptage des messages codés par la machine allemande Enigma durant la seconde guerre mondiale est sorti cinquante ans plus tard du secret dans lequel les services de Sa Majesté l’avaient maintenu.
La machine allemande défiait les possibilités de déchiffrage connues à l’époque, renfermant des milliards de milliards de possibilités, et donc nécessitant presque autant d’années avec des milliers d’opérateurs pour casser les messages d’une journée, sachant que ceux du lendemain se baseraient sur de nouvelles données de départ, annihilant le travail de la veille. Dans son célèbre article de 1936, Turing avait imaginé une machine universelle qui calculerait beaucoup plus vite qu’un être humain. Dans le contexte de la guerre et du défi posé par Enigma, Turing s’engage à fabriquer la machine qu’il a jusqu’alors conçue de façon abstraite : l’intelligence artificielle et le premier ordinateur allaient naître.
Le film a le mérite de montrer que la réalisation d’un tel projet s’est faite au sein d’une équipe constituée des meilleurs cryptanalystes, linguistes, mathématiciens et joueurs d’échecs, dont le point commun était l’amour du jeu, des mots croisés et des codes. Il mêle fiction et faits historiques. On trouve sur internet de nombreux articles d’humeur critiquant les libertés que se sont permis les scénaristes, notamment sur le lien romancé du héros avec son ami de lycée Christofer Morcon, ou la relation sentimentale avec Joan Clarke. Les membres de son équipe ne seraient pas tous authentiques. Cinq hommes et une femme, tous très jeunes et excellents en mathématiques. Alors que Turing demeure solitaire au sein de son équipe, le scénario imagine le rôle de médiation qu’aurait joué Joan Clarke, la seule femme du groupe, avec laquelle il se fiance durant six mois (ce qui est exact), pour rompre finalement en lui avouant son homosexualité. Cet amour purement intellectuel est finement mis en scène, alors que l’homosexualité du mathématicien, dans une Angleterre où elle était illégale, était passible de poursuites.
L’histoire est séquencée sur trois périodes dont les chapitres s’enchevêtrent : l’enfance dans un pensionnat où Turing est solitaire et chahuté par ses camarades jusqu’à ce que l’un d’eux, Christofer Morcon, devienne son ami et protecteur. Atteint de tuberculose, celui-ci meurt, laissant Turing à son destin de logicien génial. On sait qu’il résolut le problème de Hilbert sur la décidabilité en le transformant par le concept de calculabilité intrinsèquement lié à l’existence des « machines de Turing ».
La période qui ouvre le film est celle où, en 1951, il est interrogé sur sa vie par un inspecteur fasciné qui ne pourra lui éviter une condamnation à une peine de prison qu’il peut remplacer par un traitement hormonal, une castration chimique censée le guérir de son homosexualité, solution qu’il choisit et qui le conduit deux ans plus tard au suicide. La période la plus importante sans doute est celle des années de guerre où il impose l’idée que seule une machine pourra casser une machine, obtient le financement pour sa construction grâce à l’intervention de Churchill et où, dans une improvisation au jour le jour qui constitue un thriller sur fond de mathématiques et de logique, le codage d’Enigma finit enfin par être cassé. Ce succès, d’après les historiens, aurait abrégé de deux ans la guerre et sauvé des millions de vies humaines.
Le titre Imitation Game pose aussi la question amenée par le test de Turing, à savoir jusqu’à quel point un ordinateur peut imiter un humain, car Turing ne vise pas seulement à construire une machine qui remplace, en le dépassant, l’esprit humain mais il se demande ce qu’est un être humain, si face à une machine (qu’on ne voit pas, mais avec laquelle on pourrait converser), un humain pourrait détecter s’il a affaire à un humain ou à une machine. Récemment, un ordinateur a réussi le test, la majorité des personnes ayant échangé avec lui l’ont pris pour l’enfant de treize ans qu’il prétendait être. Turing, face à l’inspecteur qui l’interroge, lui pose la question : « Suis-je un humain, ou une machine ? » L’autre ne peut répondre et Turing, implacable, lui rétorque qu’il ne lui sert donc à rien !
Le thème du secret court tout au long du film, comme si traduire un message codé pourrait permettre à Turing de déchiffrer ce que ressentent les autres, leurs émotions et sentiments qui lui paraissent étranges et représentent pour lui une énigme.
Ses répliques toujours parfaitement logiques sont sources de surprises qui décontenancent ses interlocuteurs, et mettent en joie les spectateurs.
*Film de Morten Tyldum, avec Benedict Cumberbatch (Alan Turing) et Keira Knightley (Joan Clarke), 2014.