Vous êtes l’amour malheureux du Führer de Jean-Noël Orengo1 est un roman à trois héros. Il y a le guide, Adolf Hitler. Il y a la star, Albert Speer, l’architecte devenu ministre de l’armement du Reich en 1942. Ayant échappé à la pendaison à Nuremberg, la parution de ses mémoires, Au cœur du IIIe Reich, après sa sortie de prison lui valut une renommée mondiale – celle du « nazi honorable ». Il y a leur relation, telle une « caricature scandaleuse de Jules II et de Michel-Ange2 ». Et il y a l’historienne, Gitta Sereny, Juive allemande fascinée par le Mal, qui devint proche de A. Speer avant de consacrer une somme à « son combat avec la vérité3 ».
L’intrigue tourne autour d’une énigme, qui touche à la question de la responsabilité : la star a-t-elle su (pour l’extermination des Juifs d’Europe) ?
Le pourquoi du procédé – le choix de la forme « roman » – est exposé en fin d’ouvrage. L’auteur, confronté au mystère de mémoires ayant non seulement terrassé la vérité – « à la fin, c’est Speer le vainqueur4 » –, mais encore suscité la fascination, voire l’amitié, de l’historienne, d’un pasteur, d’un rabbin, d’un théologien protestant et d’un chasseur de nazis, fait le choix d’opposer à « l’autofiction esthétique la plus radicale jamais écrite » de l’architecte ce qu’il appelle une « contre-fiction »5, soit un roman destiné, lui, à faire enfin triompher la vérité.
La réussite est indéniable. L’ouvrage est passionnant, l’habileté du procédé intrigue et le contre-portrait dressé, dévastateur. Mais, en laissant de côté la question : « que signifie savoir ? », l’auteur élude la façon dont A. Speer s’est débattu sans discontinuer, jusqu’à sa mort en 1981, avec la distinction, rendue célèbre par Georgina Dufoix et dont elle a éprouvé durement le contre-coup, entre responsabilité et culpabilité.
Au procès de Nuremberg, A. Speer a, comme les autres accusés, plaidé non coupable. Cependant, contrairement à la plupart d’entre eux et seul à risquer ce faisant une aggravation du verdict à son encontre, il a déclaré assumer non seulement sa pleine responsabilité personnelle pour le secteur qu’il dirigeait sans se dissimuler derrière l’obligation d’obéir aux ordres, mais encore, contre l’avis de son avocat, une « responsabilité commune », en tant que dirigeant du IIIe Reich, pour l’ensemble des crimes commis – même ceux qu’il ignorait. Responsable – mais pas coupable.
Son ignorance de la Solution finale, A. Speer l’a revendiquée le reste de sa vie durant – « Il aurait dû savoir, il aurait pu savoir, mais il n’avait pas su6 ».
S’il est de principe que les êtres parlants soient, face à un réel insupportable, habités par la passion de l’ignorance, elle a pris chez A. Speer une tournure singulière, sous la forme d’une horreur de savoir l’empêchant à tout jamais d’admettre – sous peine, qui sait ? de ne pouvoir survivre psychiquement à cet aveu – qu’il avait su ce qu’il savait, le plongeant dans ce que Gitta Sereny appelle : « un cauchemar de savoir inavoué, un champ de mines de culpabilité inapaisée7 ».
Dans cette forme d’évitement, de méconnaissance délibérée, de décision de fermer les yeux, on peut reconnaître un démenti, terme qui, impliquant à la fois réfutation et mensonge, traduit le mieux selon Lacan le terme freudien de Verleugnung – ce « louche refus8 ».
Nathalie Jaudel
*Le syntagme de livsløgn (mensonge vital/de toute une vie), a été forgé par Henrik Ibsen dans Le Canard sauvage. Sa traduction allemande en Lebenslüge par A. Adler a été employée à propos de Albert Speer.
[1] Orengo J.-N., Vous êtes l’amour malheureux du Führer, Paris, Bernard Grasset, 2024.
[2] Speer A., Au cœur du IIIe Reich, Paris, Fayard, 1971, p. 254.
[3] Sereny G., Albert Speer. his Battle with Truth, London, MacMillan, 1996.
[4] Orengo J.-N., Vous êtes l’amour malheureux du Führer, op. cit., p 11.
[5] Ibid., p. 256 & 263.
[6] Sereny G., Albert Speer…, op. cit., p. 690 (traduit par nos soins).
[7] Ibid., p. 465 (traduit par nos soins).
[8] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 253-254.