Janvier 2017. Sean Spicer, porte-parole de la Maison Blanche, déclare, à propos d’une affirmation erronée de Trump sur le nombre de présents à son investiture : « Je pense que parfois nous pouvons être en désaccord avec les faits ». Sur CNN,Kellyane Conway, conseillère à la Maison Blanche, va justifier cela en parlant d’alternative facts, expression née après le 11 septembre qui s’impose dès lors. Le journaliste dramatise, dit-elle : il n’y a pas mensonge mais fait alternatif. C’est une autre vérité, donc une version parallèle de la vérité !
Si ce n’était qu’un désaccord sur les chiffres…
L’ère de la post-vérité, des émotions et croyances, et celle des faits alternatifs, s’ouvrent sur un au-delà du fake : l’ère du vrai disjoint du savoir1, mais ici sur le plan de la réalité, pas de l’inconscient. Les faits alternatifs ne sont pas, en leur fond, une nouveauté, mais ils fleurissent. Ils se délient de la vérité des faits, ce qui les distingue du mensonge, lié à la vérité, qui a ses vertus contre la transparence totale. Encore mu par les valeurs d’un vieux monde, on s’évertue à démêler le vrai du faux. Plus dangereux que le fake, vérifiable, le fait alternatif, outil des extrêmes, se gausse du droit, l’ignore, le contourne et nourrit la manipulation de l’opinion, le négationnisme, le complotisme.
Dans un tout autre registre, Lacan, faisant parler la vérité, évoquait un « marché international du mensonge2 ». La formulation s’adapte à l’époque. Mais y a-t-il du nouveau avec cet écart par rapport au bon vieux mensonge ? Oui, dans l’avènement sans conteste de l’opinion, la fausse mais comme étant vraie, la plus éhontée, l’indiscutable, la vraie parce que chacun a droit à sa distorsion de la réalité. L’opinion publique, Gustave Le Bon, Freud, en ont livré la malléabilité, chacun à sa façon, pour dire les ressorts du collectif et de la propagande, avec Edward Bernays, par exemple, qui a su en faire ses choux gras3.
Le fait alternatif, s’il a une visée identique à celle de la propagande, ne contient pas, dans ses signifiants mêmes, l’idée de mensonge. Il concerne le fait vu autrement. J’ai mon opinion, et je me fous du fait. Tout peut devenir opinion contre opinion. Il n’y a plus de dialectique, de discussion. Ce n’est même plus un discrédit porté sur la parole de l’autre, que le mensonge contient, car chacun a droit à son opinion. Le droit est du côté de l’opinion. Et plus c’est énorme, plus ça laisse des traces. Le lien admis entre chose et signifiant devient caduque, instable, quand c’est l’opinion qui n’est pas a priori stable. Le discours d’un individu peut contester efficacement l’usage admis du langage. Le socle symbolique qui régule la société et ses semblants, laisse place à un monde d’interprétations, d’illusions, d’identifications. Celles-ci peuvent faire de l’opinion erronée d’un seul, en place de maître, une collectivisation d’un droit à une opinion infondée, ou fondée sur le seul droit à une autre vérité, pas une opinion juste, ni éclairée, elle, discutable4. Plus de débat possible, comme l’écrit Monique Canto-Sperber5.
Trump et son réseau Truth Social poussent certains vers un dévoiement de la démocratie. L’actualité toute récente entre business et marchandages violents d’une part, idéologie inquiétante d’autre part, l’illustre parfaitement. Au mensonge posté s’ajoute l’ère du post-mensonge.
Catherine Lazarus-Matet
[1] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le désenchantement de la psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 14 novembre 2001, inédit.
[2] Lacan J., « La chose freudienne », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 409.
[3] Lazarus-Matet C., « Freud, Bernays, et l’ingénierie US du consentement », Ornicar ?, n°54, Paris, Navarin Éditeur, octobre 2020.
[4] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le désenchantement de la psychanalyse », op. cit.
[5] Cf. Canto-Sperber M., « Sur les réseaux sociaux, le débat est désamorcé par les algorithmes », Le Monde du 22 janvier 2025.