Comment la prévalence des réseaux et la montée du fake signent-elles l’évaporation de la garantie de l’Autre ? C’est ce que nous enseigne un fait divers qui a défrayé la chronique en janvier 2025, révélant un rapport contemporain entre croyance et vérité.
Histoire vraie
Une quinquagénaire française révèle s’être fait extorquer une somme astronomique par un faux Brad Pitt sur internet.
Le procédé ne date pas d’hier : un Brad Pitt ou autre sex-symbol vous choisit et vous séduit virtuellement à coups de photos et de vidéos réalisées grâce à l’Intelligence Artificielle. L’amour installé, cet escroc tombe gravement malade et vous demande de payer ses frais d’hôpitaux. Avec la mise en jeu de l’argent, la croyance passe à la certitude, jusqu’à la ruine – point de réveil. C’est en ce point que l’histoire de cette femme éclate au grand jour et se fait connaître au lieu de l’Autre, au vu de la somme versée.
La duperie de s’être crue cette exception semble alors trouver son pendant dans la question commune : « Mais comment a-t-elle pu être aussi c… ? ». Le sujet, ramené à son choix d’y croire, révèle une « faute » qui devient celle de l’autre dont il est la victime, faisant l’impasse sur sa responsabilité subjective. Ramené à l’universel d’un discours victimaire, il s’entend que « cela peut arriver à tout le monde ».
La vérité au temps de l’Autre qui n’existe pas
La structure de réseau caractéristique de notre époque, est bien susceptible de rendre compte de l’expansion de ce phénomène qui exploite la « duperie du possible1 » pour des sujets « désengrenés du discours de l’Autre2 », celle de pouvoir côtoyer sur un pied d’égalité les figures de l’idéal par une traversée de l’écran imaginaire. Le fake semble être à ce titre la condition pour que se rejoignent à leur horizon réalité et fiction, vérité et croyance. À cet horizon, tout devient fake. Le « trop beau » (pour être vrai) de ce montage dévoile alors la teneur de son envers : identité fake, amour fake, croyance fake… ne témoignent que trop bien de l’absence de garantie de l’Autre sur la vérité.
Au temps de l’Autre qui n’existe pas, écrit Jacques-Alain Miller, correspondrait « une sorte de débilité généralisée3 » présentant des affinités avec un « Autre flottant ». Lacan donne également une indication au sujet de cette débilité : il « appelle débilité mentale le fait d’être un être parlant qui n’est pas solidement installé dans un discours [,] c’est-à-dire qu’entre deux discours, il flotte4 ». Deux discours semblent en jeu : premièrement celui que Lacan a institué au titre de l’inconscient comme « discours de l’Autre » ; deuxièmement le « discours5 victimaire » qui en présentifie le rejet. Dans cette apparente continuité du discours, la duperie du sujet par son propre inconscient se rabat au niveau de la rivalité imaginaire : ce n’est plus le sujet qui se fait duper par son inconscient, mais l’autre qui le trompe et le manipule.
À ne pas reconnaître la part qui revient au sujet de pouvoir se tromper et d’y trouver à son insu une vérité singulière, ce sujet ne serait-il pas susceptible de devenir lui-même « victime » de son inconscient ?
Jérémie Wiest
[1] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 113.
[2] Cf. Laurent É., Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 27 novembre1996, inédit.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 131.
[5] Ici, le terme de discours est à entendre dans son usage courant et non selon les quatre discours formalisés par Lacan.