Invitée pour une conversation en direction de la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, Marie Desplechin, auteure de romans jeunesse, indique que « raconter des histoires aux enfants, c’est proposer des mots et des images, avec lesquels l’enfant va […] enrichir son récit personnel. Cela porte toute la vie. Dans les histoires, il doit surmonter des terribles problèmes à résoudre. Comme l’enfant est ce petit personnage de l’histoire qui va les surmonter, vous lui donnez une assurance pour les épreuves qui l’attendent1 ». On se souvient de la remarque de Freud qui conseille aux parents de ne pas éviter à l’enfant les difficultés. Ou encore celle de Lacan qui trouve ridicule le « pédagogue […] chipot[ant] [sur] ce qu’il faut donner à lire à nos enfants2 ».
Une histoire dans l’histoire
L’enfant fait une histoire dans l’histoire. Son désir se cache dans un scénario où se traite le réel de la pulsion. C’est ce que Lacan indique dans sa lecture du livre qu’il qualifie d’« admirable » de Piaget, qui, d’après lui, « illustre […] combien ce que [le psychologue suisse] recueille de faits dans [sa] démarche […] est démonstratif de tout autre chose que de ce qu’il pense »3. En effet, invité, dans le cadre des expériences menées et rapportées par Piaget, à répéter une histoire racontée par un adulte, un enfant en déforme le récit. Riv, sept ans, parle de tuyau et non de robinet, ajoutant qu’il ne peut dire comment le couper. Piaget estime que la déformation et les oublis du récit relèvent d’une incompréhension : quand l’enfant a mal compris, indique-t-il, « il invente de bonne foi4 ». Piaget ne repère pas « les désirs que le robinet provoque5 » chez le petit garçon. Sans se calquer sur les stades de développement, Lacan repère l’invention singulière d’un enfant, qui s’articule avec la question du désir et de l’angoisse. La dimension de l’invention est donc fondatrice de l’inconscient lacanien et se trouve nouée à la contingence, à ce qui cesse de ne pas s’écrire.
Univers fixionnel
Le créateur littéraire s’en fait le relais. M. Desplechin énonce à ce propos : « Le livre pour enfants pris comme une œuvre [est celui] où les choses ne se passent pas à l’endroit où elles sont censées se passer.6 » Nul ne sait où le récit va mener l’enfant, comme dans une cure analytique. L’œuvre enrichit la trame de l’album de sa vie, et se réorganise à « un moment spécial7 ». L’enfant signale qu’il y distingue ses peurs, les monstres auxquels il s’affronte. C’est aussi un signifiant ou une image marquante qui met en jeu la libido de manière singulière – ce que Lacan nomme « frictions8 ».
Si les histoires pour enfants l’encouragent à la curiosité, à expérimenter un nouveau rapport à l’interdit, à l’autre et à se faire responsable de son destin, « l’analyste agrandit les ressources9 » de l’enfant. Il s’intéresse à l’« intervalle10 » dans lequel ce dernier s’invente. Ainsi l’analyste lui ouvre-t-il les portes pour dire son univers fictionnel, ses rêves, cauchemars, ses fantasmes et pour élaborer un nouage entre réel, imaginaire et symbolique qui le soutienne.
Marie-Cécile Marty
1 Desplechin M., in conversation en direction de la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien avec L. Naveau et M. Desplechin, organisée par le groupe Le Petit Hans du CEREDA, les trois laboratoires du CIEN de Lyon et l’ACF Rhône-Alpes, à Lyon, le 30 novembre 2024, inédit.
2 Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », Ornicar ?, n°50, 2002, p. 10.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 330.
4 Piaget J., Le Langage et la pensée chez l’enfant, Paris et Neufchâtel, Delachaux et Niestlé, 1930, p. 130.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 334.
6 Desplechin M., in conversation…, op. cit.
7 Miller J.-A., « Nous sommes poussés par des hasards à droite et à gauche », La Cause du désir, n°71, juillet 2009, p. 67.
8 Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 483.
9 Naveau L., in conversation…, op. cit.
10 Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 406.