Les limites indépassables de l’humain
Le jeune Lacan était interrogé par la question des limites au dépassement humain. Il en voyait fondamentalement deux : le crime et la folie. Dans le crime, il y a un franchissement hors des limites de la loi ; dans la folie, on touche à la limite de la liberté de l’homme. L’être « de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté.1 »
Son interrogation autour du crime se noue avec la question de la responsabilité du criminel – à partir de quand sommes-nous responsables dans le passage à l’acte ? Cette question est extrêmement délicate et reste d’une grande actualité, car le passage à l’acte criminel déclenche une réponse sociale : le procès pénal et sa peine, qui impliquent la question de la responsabilité subjective et pénale. Comment un sujet peut-il être responsable de son acte, surtout un sujet psychotique ?
Dans son écrit « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Lacan nous indique une référence précieuse pour penser ces questions. Il évoque Gabriel Tarde comme étant un des meilleurs esprits à avoir repensé la question de la responsabilité dans sa Philosophie pénale2. Sa conception contraste avec la théorie classique d’Emmanuel Kant basée sur le libre arbitre.
Cet acte est-il le mien ?
Tarde introduit une articulation des deux faces de la responsabilité du sujet, à savoir la similitude sociale et l’identité personnelle, qui s’avèrent inséparables. On ne peut, dit-il, penser la responsabilité sans recours à la dimension sociale, c’est-à-dire les traditions, les coutumes, l’éducation commune, ce qu’on pourrait appeler le sens commun ou la morale d’une société. Pour se reconnaître comme auteur d’un crime, il faut aussi être reconnu comme tel par les autres. Selon Lacan, « [le] crime ni le criminel ne sont pas des objets qui se puissent concevoir hors de leur référence sociologique3 ».
La deuxième face de la responsabilité est ce qu’il appelle l’identité personnelle. Il définit l’identité comme la permanence d’une marque propre de l’individu, de la naissance à sa mort4. C’est donc la notion de continuité qui caractérise l’identité. Elle repose sur le fait qu’un individu puisse reconnaître un acte comme sien. L’identité personnelle dépend de cette marque du sujet et implique donc un lien subjectif entre un état antérieur et un état postérieur relatif à l’acte5.
Sa théorie de l’irresponsabilité se base par conséquent sur une rupture des deux faces. Tarde considère que la folie nous fait étranger à notre milieu et elle nous fait étranger à nous-même. Le sujet psychotique ne peut pas assimiler l’acte comme étant le sien et sa folie l’isole de tout lien social – demeure néanmoins la responsabilité de la société envers le malade mental.
Cette notion de discontinuité, de rupture dans la continuité d’une vie dont Tarde faisait le propre du passage à l’acte criminel chez le fou, restera chère à Lacan, qui en fera des années plus tard le propre de tout acte.
Nelson Hellmanzik
[1] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 176.
[2] Cf. Lacan J., « Fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 139.
[3] Ibid., p. 126.
[4] Cf. Tarde G., La Philosophie pénale, Éditions Cujas, Paris, 1972, p. 95.
[5] Cf. ibid., p. 74.