« Mon psy est une IA1 » titre la récente revue So Good. À l’heure de ChatGPT, l’engouement pour des robots conversationnels toujours plus perfectionnés invite à s’interroger sur cette dépendance affective de l’homme à une machine douée de langage.
L’effet ELIZA
En 1965, dans les bureaux de l’Institut de technologie du Massachusetts (MIT), Joseph Weizenbaum met au point une machine capable de converser avec un humain : elle reformule les propos de son interlocuteur sous forme de questions, suivant en cela la méthode de Carl Rogers. Le premier chatbot conversationnel est né. L’informaticien la nomme ELIZA en référence au personnage principal de la pièce de théâtre Pygmalion2, adaptée au cinéma par George Cukor dans la comédie musicale My Fair Lady. Audrey Hepburn y campe une Eliza pittoresque, parlant un argot populaire et bien fleuri, face au professeur Higgins. Celui-ci lance le pari de la faire passer pour une duchesse en lui enseignant les manières et la phonétique de la haute société. Il y parvient, mais bute sur l’énigme du désir féminin.
D’une autre manière, J. Weizenbaum se trouve lui aussi dépassé par son programme : il est surpris de ce que peut produire, sur son interlocuteur, cette illusion de compréhension et d’empathie humaine, désignée aujourd’hui d’« effet ELIZA ». Il en prévient les dérives potentielles par la suite.
Du transfert au supposé savoir
Dans son Séminaire XIV, Lacan mentionne cette « petite information très amusante » qu’est ELIZA, tout en précisant ce qu’il en serait de la « fonction thérapeutique de la machine » : « Pour tout dire, la question soulevée n’est rien de moins que celle de l’analogue d’une sorte de transfert qui pourrait se produire dans cette relation. »3
Lacan se saisit de cet événement pour situer le « maniement d’une première chaîne symbolique4 » qui est nécessaire pour appréhender la remémoration freudienne. C’est ce qu’il exemplifie dans « Le séminaire sur “La Lettre volée” » à propos du jeu de pair ou impair, à la suite de quoi il imagine une machine en mesure de mémoriser les gains et les pertes, démontrant l’insistance de la chaîne symbolique. Lacan commence donc par dégager le transfert de ses attaches imaginaires et de sa dimension affective en accentuant l’expérience de parole qu’est la psychanalyse.
Le pas suivant, « absolument sans précédent » a consisté à se décoller de l’idée « que le fonctionnement du signifiant est forcément la fleur de la conscience »5. Car le transfert n’est pas seulement lié au symbolique, mais touche à la présence réelle de celui qui parle, à son implication dans un dire. C’est sur ce point que la psychanalyse se distingue de toute psychothérapie.
En effet, le psychanalyste, qui ne se prend pas pour le supposé savoir, attend de l’analysant ce qui échappe au savoir et qui touche à l’indétermination de son être. Car le sujet est, selon Lacan, effet et non cause du signifiant. Loin de se réduire à un cumul de données, le sujet conserve une certaine opacité du fait que le signifiant ne recouvre pas son être. Il est toujours sujet supposé à son inconscient, sujet en voie de réalisation.
Il revient à l’analyste de connecter l’analysant au savoir inconscient. Aussi, tient-il « en réserve6 » ce qu’il sait et consent au nouveau et à la contingence. Il manie une dimension temporelle faite de renversements et de ponctuations. Faisant fonction d’objet a, il occupe la place d’un vide, là où le savoir défaille, car il a lui-même fait l’expérience de sa limite. Ainsi, le psychanalyste est un partenaire qui a chance de répondre, s’éloignant ainsi toujours plus du chatbot qui donne une réponse accessible en continu.
En 1968, Lacan indique que la réussite de la psychanalyse réside dans son ratage même7. Il précise que l’analyste est ce clavier auquel il manque toujours quelque chose, permettant à l’analysant d’accéder à ce qui ne se laisse pas réduire au savoir cumulé. C’est seulement à cette condition que le sujet peut rompre avec la force du même et qu’un nouveau rapport au savoir peut surgir qui ne soit pas programmé.
Cécile Wojnarowski
[1] Cf. « Mon psy est une IA », So Good, n°18, octobre-novembre-décembre 2024, disponible sur internet.
[2] Shaw G. B., Pygmalion, Montreuil, L’Arche, 1983.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien, 2023, p. 50 & 51.
[4] Ibid., p. 51.
[5] Ibid., p. 52.
[6] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249.
[7] Cf. Lacan J., « En guise de conclusion », Lettres de l’École freudienne de Paris, n°7, mars 1970, p. 165.