Introduite par le dernier enseignement de Jacques Lacan, la perspective de réduction du Nom-du-Père au semblant permet d’aborder la névrose sans donner le primat au Nom-du-Père. Cette orientation qui change radicalement la manière d’aborder la clinique des névroses est déjà présente dans le dernier cours du Séminaire « R.S.I. », où Lacan introduit trois modes de nomination, réel, symbolique et imaginaire, en les faisant correspondre aux trois termes du texte de Freud, inhibition pour la nomination imaginaire, symptôme pour la nomination symbolique, et angoisse pour la nomination réelle. Ces modes de nomination sont très utiles dans la clinique des psychoses où des noms, pas forcément symboliques à l’exemple du Nom-du-Père, peuvent permettre à un être parlant de faire tenir les trois registres ensemble.
Il se demande également ici si « le Père est […] celui qui a donné leurs noms aux choses, ou bien [s’il] doit [..] être interrogé au niveau du réel1 ». Il reprend ce qu’il avait avancé à l’université de Columbia : le père est une fonction qui se réfère au réel, sans forcément être le vrai du réel et son « mode d’existence tient au réel2 » parce que la fonction qu’il incarne – interdire la jouissance – ne se soutient, pour le Lacan de ces années-là, que s’il est « père-versement orienté ». Observons quand même qu’être celui « qui donne son nom aux choses » ne le réduit pas à la fonction symbolique présente dans le Nom-du-Père, mais que le nom, pour Lacan, a aussi un rapport au réel.
À la toute fin de ce cours, il pose la question de savoir quelle substance il convient de donner au Nom-du-Père dans la tripartition « nomination du réel, du symbolique et de l’imaginaire ». Il conclut le cours en signalant qu’il s’interrogera autour de cette question l’année suivante, en introduisant déjà la perspective du sinthome.
Dans son Séminaire suivant, Lacan va parler, pour la première fois, d’« hystérie rigide » à propos de la pièce d’Hélène Cixous, Le Portrait de Dora. Il introduit ici le fait que dans la présentation qu’en fait la pièce, « l’hystérie, c’est toujours deux », mais que surtout il s’agit d’une hystérie « incomplète », « réduite à un état […] matériel »3. Il manque cependant dans cette présentation l’élément qui permet de savoir comment elle est comprise. Lacan propose alors une chaîne borroméenne « rigide » à partir de la chaîne en sphère armillaire où l’élément le plus frappant est l’absence de quatrième nœud pour faire tenir les trois registres. Dans le cas de la névrose, c’est bien le Nom-du-Père.
Pour essayer d’éclaircir en quoi consiste cet « état matériel » et ce qui peut donner sa rigidité au nœud, nous nous appuierons sur une thèse de notre collègue Marcia Rosa de Belo Horizonte4. Elle rappelle que dans son enfance Dora a été une suçoteuse5 et que cet événement pulsionnel de corps a peut-être donné la matrice de la construction des symptômes ultérieurs de son hystérie. C’est peut-être cette marque pulsionnelle dans le corps qui donne son état matériel à l’hystérie, en conférant le contenu qui permettra de fonder le trait unaire au cœur du symptôme tel que Freud l’isole aussi dans Massenpsychologie. Signalons ici que dans cette perspective du symptôme comme événement de corps, sa dimension S1-S2 passe à un second plan. Cela justifierait l’introduction de ce terme d’hystérie rigide que Lacan ne reprendra pas. L’événement de corps vidé de sens comme étant ce qui donne sa turgescence au nœud peut apparaître dans l’après-coup de la réduction au sinthome en fin d’analyse comme la signature du symptôme6.
Cela permet néanmoins d’expliquer – dans la même veine que le « nommer à » – comment considérer la névrose sans mettre l’accent sur le Nom-du-Père. Celui-ci passe à un second plan dans l’approche borroméenne, ce qui correspond d’ailleurs à des présentations très contemporaines de certaines hystéries pour lesquelles c’est la dimension du discours qui apparaît au premier plan, par-dessus les symptômes.
Fabian Fajnwaks
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 13 mai, 1975, Ornicar ?, n°5, janvier 1976, p. 65.
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Columbia University », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 45.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 106.
[4] Rosa M., Onde andarão as histerias de outrora ?, Scriptum editor, Belo Horizonte, 2019.
[5] Freud S., « Fragment d’une analyse d’hystérie », Œuvres complètes. Psychanalyse, t. VI, 1901-1905, Paris, PUF, 2006, p. 204.
[6] Cf. Miller J.-A., « La signature des symptômes », La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 112-120.