Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, notre époque est à la disparition achevée de la honte. En témoigne cette pente à l’exhibition généralisée qui nous vaut toujours plus d’expositions publiques du plus intime. Les influenceurs, entre autres, en font leur miel et y garantissent leur succès. Comme cette pente ne semble jamais satisfaite, elle appelle toujours davantage d’images, de confidences, de paroles, de témoignages… Qu’on dise est une chose, mais faute de tenir compte de ce que tout dire est impossible, que les mots y manquent structurellement, c’est trop souvent en franchissant les limites de la pudeur qu’on entend y parvenir ici ou là.
La disparition de la honte semble par ailleurs aller de pair avec l’émergence d’un Autre méchant, tout allant comme si l’excès de jouissance que la honte ne traitait plus au champ du sujet, le sujet trouvait à la loger au champ de cet Autre, dont il n’aura dès lors de cesse de dénoncer l’indignité.
Promouvrons-nous donc la honte plutôt que sa disparition ? Deux fameuses références de Lacan à la honte nous indiquent qu’il ne s’agit ni de la promouvoir absolument, ni d’encourager sa disparition. Dans l’espace restreint de ces lignes, tâchons d’avancer quelques points.
Vatel
La première de ces deux références est celle, implicite, à Vatel dans le Séminaire XVII1. Jacques-Alain Miller lui a fait un sort dans sa très remarquable « Note sur la honte2 » à laquelle nous renvoyons le lecteur. Dans ce passage du Séminaire, Lacan convoque donc la figure du fameux maître d’hôtel ayant servi le Prince de Condé, aussi célèbre pour son excellence que pour les circonstances tragiques où il se donna la mort. Devant le retard des poissons et fruits de mer qui devaient être servis aux convives, et persuadé qu’il avait échoué à assurer la tenue d’exceptionnelles festivités, le (si peu) valet Vatel se suicidait peu avant l’arrivage. Son rapport au signifiant-maître était tel qu’il s’en trouvait indigne et en mourut littéralement de honte.
La honte est bien en fonction chez Vatel, mais là où le discours analytique produit et sépare du signifiant-maître, le discours du maître, dans lequel Vatel déploie son existence, l’y soumet et l’expose à une exigence qui a tôt fait de l’écraser sous le poids de l’indignité. Cette honte n’est pas celle que l’analyse promeut.
À Vincennes
Dans le même Séminaire, Lacan s’adresse aux jeunes révoltés de la génération de Mai 68, éhontés, eux. Il est remarquable qu’il ne les encourage pas sur cette pente, au contraire, il la stigmatise pour leur faire honte. Devant cette jeunesse, Lacan produit ainsi de la honte à l’endroit précis où elle manque. C’est que ce défaut de honte les voue à l’errance et, aussi paradoxale que cela puisse paraître, cette errance ne va pas sans « une honte de vivre gratinée3 » qui la sous-tend : le manque de honte faisant alors signe d’un excès de honte qu’il s’agit de repérer.
Mais il est remarquable qu’il produit cette honte avec tact, « pas trop mais juste assez4 », et sans lui-même se présenter comme ce maître auquel ladite jeunesse devrait s’assujettir pour traiter la honte que Lacan a fait naître. La manœuvre est subtile : elle les engage vers la psychanalyse5.
Notons donc que si fonction de la honte il y a, elle se tient entre deux écueils : la honte qui procède d’un signifiant-maître consistant et face auquel le sujet peut lui-même défaillir – éventuellement jusqu’à en mourir – ; et ce défaut de honte, qui émerge et se renforce à mesure que le (signifiant-)maître pâlit. L’opération lacanienne nous mettant sur la voie d’une fonction salutaire de la honte, précisons-en les contours.
La honte et la pudeur
La honte qui nous semble mériter d’être promue est celle qui fait naître la pudeur à titre de traitement. Car l’un des paradoxes de la pudeur dans son rapport à la honte est qu’elle peut bien attester un certain rapport à la honte, mais cela en ce qu’elle permet précisément de l’éviter, qu’elle en protège celui qui l’éprouverait si la pudeur venait à manquer.
Vertu décisive chez les Grecs, la pudeur, aidôs, occupe une place chez Platon, qui la promeut comme il promeut le Bien, le Vrai et le Beau. De ces vertus, Lacan notera qu’il en reste une, qui est pourtant en voie de disparition : la pudeur, justement. « Je vous le dis tout de suite, […] si le Vrai et le Beau n’ont pas tenu le coup, je ne vois pas pourquoi le Bien s’en tirerait mieux. La seule vertu […] – et je vous l’indique là pendant […] qu’il en est temps, parce qu’on ne la verra plus – la seule vertu, […] c’est la pudeur6 ».
La pudeur implique de se reconnaître dans ce qui pourrait susciter la honte. Dans le discours analytique, cette pudeur, nous la rencontrons sous la forme du bien-dire. Le bien-dire, en effet, tient compte des limites intrinsèques du dit. De ce bien-dire, l’interprétation fait sourdre la lettre, substrat méconnaissable des signifiant-maîtres représentant le sujet. La pudeur dont le bien-dire atteste est donc loin de cette bienséance contrite et teintée de niaiserie avec laquelle on la confond parfois. Le bien-dire peut bien choquer. C’est même sans doute la marque de son authenticité. Lacan n’affirme-t-il pas en ce sens : « Si le bien-dire n’est gouverné que par la pudeur, ben ça choque, forcément. Ça choque, mais ça ne viole pas la pudeur7 » ? Lui-même en donne si souvent l’exemple inimitable !
Dignité de la honte protégée par la pudeur
Ramener le dire au point où il ex-siste aux dits, c’est le sortir des mirages de l’être où son existence trouve à se faire oublier. C’est ainsi sortir de l’ontologie (que Lacan écrit aussi « hontologie8 » à l’occasion). La fonction de la honte, si fonction elle a, serait celle de laisser chance à un bien-dire pudique – les deux termes se recouvrant en l’occurrence – d’en prémunir celui qui y serait sujet sans cela. Car la pudeur donne une digne forme à la révolte comme à ce qui est fait pour choquer.
Anaëlle Lebovits-Quenehen
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 209 & sq.
[2] Miller J.-A., « Note sur la honte », La Cause freudienne, n°54, juin 2003, p. 6-19.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 211.
[4] Ibid., p. 223.
[5] Cf. ibid., p. 211.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, inédit.
[7] Ibid.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, op. cit., p. 209.