La publication d’un Séminaire de Lacan est un événement, pour la communauté psychanalytique, et au-delà. Celui-ci est fondé sur un transfert à son enseignement, grâce au travail de Jacques-Alain Miller.
Cet événement est-il un acte ? Il y a toujours un avant et un après la publication. Et cela relance notre transfert de travail dans les Écoles de l’Association mondiale de psychanalyse. Mais cela ne fait pas nécessairement acte.
D’ailleurs, Lacan l’énonce : « Un enseignement n’est pas un acte, il ne l’a jamais été. Un enseignement est une thèse1 » à démontrer ou contredire. Ce n’est pas une position de commodité, Lacan le dit : « ma place ici, celle d’où je vous parle, […] me pose vis-à-vis des psychanalystes en position excentrique2 » à la fonction du transfert définie comme un « acte de foi3 ». Échappant comme une anguille juste après avoir causé un effet d’enseignement, il sépare la place de l’analyste de celle du supposé savoir : « Contrairement à ce qu’on croit, cela ne veut pas dire qu’il [l’analysant] identifie ce sujet supposé savoir à son analyste.4 » Le paradoxe apparaît : enseigner ce que l’acte analytique est dans un enseignement qui ne se soutient pas comme acte.
Ce mécanisme paradoxal se retrouve dans l’expérience analytique, Lacan le formule avec cette expression qui a fait fortune : le sujet supposé savoir – comme « manifestation symptomatique de l’inconscient5 » –, supposition d’un savoir inscrit quelque part et qu’il y a un sujet de ce savoir. L’analyse est un travail de réduction de la fonction de ce sujet supposé savoir « à ce qu’elle est6 », un objet résidu de l’opération. L’acte analytique suppose le transfert, pour finalement le dé-supposer, destituer ce sujet supposé savoir à la fin de l’analyse.
Le résultat est qu’il n’y a pas de sujet qui puisse se tenir comme agent de l’acte analytique. L’agent est toujours du côté de l’objet a comme cause du procès. Quid de cette opération qui consiste à prendre appui sur le sujet supposé savoir pour le destituer dans le même temps ? C’est de l’ordre de l’impossible, et personne ne pourrait s’en proclamer sans tomber dans l’imposture. Lacan conclut que l’analyste doit « oublier » par une « feinte » ce qu’il a appris de son expérience d’analysant : « [I]l revient à l’analyste de feindre que la position du sujet supposé savoir soit tenable, parce que c’est là le seul accès à une vérité dont ce sujet va être rejeté pour être réduit à sa fonction de cause d’un procès en impasse7 ». Lacan indique l’énormité du paradoxe, qui peut se prêter à toutes sortes d’impostures.
Comment est-il alors possible de « feindre d’oublier » ? Lisons le dialogue de Rosencrantz and Guildenstern Are Dead cité au début de la quatrième leçon :
— Dis-moi quelle est la première chose dont tu te souviennes ?
— Qu’est-ce que tu veux dire, la première chose qui me vient à l’esprit ?
— Non, le premier souvenir que tu aies eu.
Longue réflexion…
— J’ai dû l’oublier.
— Justement le premier que tu n’aies pas oublié.
Longue réflexion…
— J’ai oublié la question8.
Non, justement, l’analyste ne devrait pas oublier la question dont il s’agit dans son acte qui pose, chaque fois, le sujet supposé savoir. Il le sait de par son expérience d’analysant, et peut témoigner de la réduction de ce fantasme du sujet supposé savoir au déchet. Mais pour soutenir l’acte analytique, il doit aussi feindre de l’avoir oublié – position intenable, qui ne serait à la portée que d’un vrai saint ou d’un vrai imposteur ! C’est pour cette raison que nous ne pouvons faire confiance d’emblée à quelqu’un qui dit être habité par cet étrange désir d’occuper une telle place. Cela doit se vérifier au un par un : c’est l’invention de la passe, que Lacan introduit dans son École cette année-là, en 1967. Ce n’est que dans une telle expérience – dont le sujet supposé est ce collectif même – que nous pouvons vérifier la possibilité de soutenir une place telle dans l’acte analytique.
Miquel Bassols
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ freudien éd., 2024, p. 73.
[2] Ibid., p. 29.
[3] Ibid., p. 164.
[4] Ibid., p. 65.
[5] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 543 : « Au reste le discours analytique exclut le vous qui n’est pas déjà dans le transfert, de démontrer ce rapport au sujet supposé savoir – qu’est une manifestation symptomatique de l’inconscient ».
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 66.
[7] Ibid.
[8] Stoppard T., Rosencrantz and Guildenstern Are Dead, 1966, cité par J. Lacan, in Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 71.
Texte issu de la soirée de la librairie de l’École de la Cause freudienne sur le Séminaire XV, L’Acte psychanalytique, qui a eu lieu le 28 mai 2024.