Gilles Kepel est professeur des universités, politiste et arabisant. Il a publié plus d’une vingtaine de livres, dont le dernier :Holocaustes : Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident(mars 2024).
Nous nous sommes entretenus, le 22 avril 2024, dans ses bureaux de l’École normale supérieure, sur le thème des fanatismes et violences contemporaines, en articulation avec sa lecture de l’événement du 7 octobre 2023.
Pourquoi cette nomination de « razzia bénie » pour qualifier ce qu’il s’est passé le 7 octobre 2023 en Israël ?
J’ai essayé de faire passer des éléments d’analyse du phénomène en soulignant leur place à la fois dans le contemporain et dans l’historicité. Dans l’époque contemporaine, Ben Laden avait qualifié les événements du 11 septembre, auquel le 7 octobre fait écho, de « double razzia bénie » : New York et Washington. Dans la culture musulmane, il y a une razzia très connue, celle contre les Juifs de l’oasis de Khaybar, que le Prophète et ses cavaliers ont effectuée en l’an 7 de l’hégire. La description est d’une très grande cruauté, d’une violence qui montre comment Dieu châtie les infidèles. Ceci reste un modèle, non mis à distance, non historicisé, contrairement aux combats de l’époque grecque et romaine, ou des croisades, qui ne sont plus perçus, avec notre sensibilité, comme à imiter. Cette cruauté n’est compréhensible que si l’on se réfère à une déshumanisation de l’autre, portée par le religieux. Cette dimension religieuse fanatisée exalte l’exercice de la cruauté.
Comment analysez-vous la bascule de l’opinion occidentale contre les Juifs ?
La répression de l’État hébreu a occulté assez rapidement le 7 octobre, en en faisant quelque chose dont l’horreur et la cruauté ont été arasées par l’ampleur de l’hécatombe de Palestiniens. Ce processus a entraîné une mise en question, une relativisation de la Shoah comme fondation morale de l’ordre du monde d’après 1945. Avec le 7 octobre, on a l’impression d’être dans le domaine des instincts les plus brutaux. Le couteau est un facteur que nous connaissons de plus en plus en France. Les meurtres avec des lames de vingt centimètres sont devenus quasiment monnaie courante, faisant grimper les intentions de vote pour toutes les extrêmes droites confondues, dans un contexte très recodé par l’actualité.
Chacun fait alors de l’autre le responsable de ses holocaustes et l’accusation de génocide arrive à ce moment. Une façon pour les idéologues du « Sud Global » d’annuler l’histoire de 1945 et d’y substituer autre chose : le vrai génocide, c’est la colonisation, la traite négrière et c’est l’ancien peuple qui prétend avoir subi le génocide qui est désormais le peuple génocidaire. Le pourvoi de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice, où seuls les états peuvent s’y présenter, intente le procès d’Israël en ne faisant pas référence au 7 octobre. Le 7 octobre ayant été perpétré par le Hamas qui n’est pas un état, l’événement est occulté. L’ordre moral du monde est ainsi réécrit. Le « Sud Global » est l’expression de la justice, de la vérité, du bien et le Nord, dont Israël est le fer de lance, l’expression du mal, de la colonisation et il doit expier.
Les états du « Sud Global », dont la majorité des BRICS+1 sont profondément illibéraux, font l’impasse sur le refus de la démocratisation des sociétés et oublient qu’une grande partie de leur population, contrainte ou désireuse, arrive dans le Nord occidental.
Si violences et fanatismes se transportent par le biais du discours dans nos sociétés, quel en serait le point aveugle ?
Quarante ans d’expérience m’ont permis d’observer ces phénomènes depuis le début. Je me suis intéressé aux mouvements islamistes égyptiens, en essayant de comprendre ce qu’il se passait. Les barbus voulaient faire tomber le régime injuste d’Anouar El-Sadate. Mes copains gauchistes de l’époque disaient que j’étais d’ores et déjà un agent de l’impérialisme puisque je voulais montrer que les masses arabes, au lieu d’être entièrement derrière les défenseurs de la Révolution prolétarienne, accompagnaient des mouvements profondément réactionnaires et religieux. Mon objet était d’analyser quelles étaient les données. Dix ans plus tard, Chris Harman, auteur de The Prophet and the Proletariat, expliquait que le cri d’Allahu akbar était l’équivalent de « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », et qu’il fallait donc accompagner la dimension révolutionnaire de l’Islam dans un aveuglement quant à sa signification. Cela a donné aujourd’hui le phénomène de l’islamo-gauchisme.
Les religions, qui ont historicisé, sont celles qui ont pu faire leur aggiornamento. Dans l’Islam majoritaire, il n’y a pas d’histoire. La seule histoire qui existe est celle de la Révélation. Dans le fanatisme, il y a une mise en œuvre littéraliste des textes, décontextualisés historiquement.
Aujourd’hui, la connaissance est interdite, il est très difficile de transmettre. La construction d’un récit, qui a une cohérence et qui peut être contestée, est reprochée, allant même jusqu’à être considérée comme un acte fasciste et violent. Nous assistons à un effacement complet de l’historicité des événements.
Entretien réalisé par Corinne Rezki
[1] L’acronyme désigne le conglomérat Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud. S’y adjoignent pour former le BRICS+, en 2024, l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et l’Iran, tous situés dans et autour de la péninsule Arabique. Cf. Kepel G., Holocaustes : Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident, Paris, Plon, 2024, p. 11.