Les sujets autistes ont souvent affaire à un autre menaçant, trop présent, envahissant. Pour eux, il n’y a pas d’Autre dans sa dimension symbolique. L’Autre n’existe pas. Mais cela n’empêche pas de le rencontrer, et il surgit alors dans une dimension trop réelle. Ces sujets tentent parfois d’éviter autant que possible la présence de l’autre.
Il y a plus d’une façon d’éliminer l’autre de son champ. Temple Grandin raconte ainsi qu’enfant elle était obsédée par le « tournoiement ». Lorsqu’elle tournait sur elle-même, elle éprouvait un certain sentiment de puissance – c’est ainsi qu’elle nomme plus tard cette jouissance singulière. Mais en même temps ce mécanisme lui servait à évacuer l’autre et ses irruptions trop réelles : « Intensément occupée par le mouvement de la pièce et par le couvercle qui tournait, je ne voyais ni n’entendais rien. Les gens autour de moi étaient transparents. Aucun son ne me détournait de ma fixation. C’est comme si j’étais sourde : même un bruit fort et soudain ne me faisait pas tressaillir hors de mon monde.1 »
Cet autre qui peut toujours envahir le sujet peut aussi bien être un objet, déjà trop vivant. Elle raconte ainsi cet autre souvenir : un chapeau qu’on lui avait imposé de porter pour « être jolie » lui serrait la tête et « il étouffait [ses] cheveux ». Le jetant par la fenêtre de la voiture, elle provoqua un accident, mais celui-ci lui apparut résolutif : « Je n’avais pas du tout peur. C’était assez passionnant.2 »
Nous savons bien que, dans le travail avec les autistes, il s’agit d’introduire un autre qui n’envahit pas, un Autre un peu barré. C’est un traitement de l’Autre. Cela demande un certain tact. Mais le sujet lui-même opère également un traitement singulier de l’Autre lorsque son champ social s’ouvre.
Dans une institution où je me rends une fois par mois, pour rencontrer l’équipe lors de réunions d’élaboration clinique, j’ai pu observer une jeune adulte autiste qui présente un mécanisme très singulier de traitement de l’Autre. Elle surgit parfois pendant la réunion et veut alors saluer chacune des personnes présentes. Mais son mode de lien à chaque intervenant est différent. Elle a un rituel singulier pour chacun. À l’une, elle donne la main, à l’autre, elle adresse un salut, elle en embrasse une, avec un autre, encore, c’est un check. Elle dit également un mot qui doit être répété, parfois en forme de demande, parfois simplement à titre de nomination. Mais pas tous existent. Moi-même, qui ne travaille pas avec elle sur le terrain, elle m’ignore, c’est-à-dire que je ne semble pas entrer dans son champ visuel. Un des responsables me dira qu’elle l’a longtemps traité de la même manière, par l’inexistence, jusqu’au jour où il a resurgi dans l’institution après un temps d’absence un peu plus long. Cette jeune dame a fort évolué depuis les deux ans qu’elle est dans ce lieu, puisqu’au début elle ne parlait pas et que ses contacts aux autres étaient très réduits3. Et cette évolution va de pair avec un traitement de l’Autre qu’elle fait exister progressivement, au un par un, dans toute la singularité d’un rituel à chaque fois unique.
Alexandre Stevens