Par le fantasme ou par le délire, le parlêtre se défend du réel, nous indique Jacques Alain-Miller [1]. Et aussi par l’art, pourrions-nous dire, à partir de ce que nous apprend cette jeune fille juive, réfugiée en France pendant la Seconde Guerre mondiale, peu de temps avant sa déportation à Auschwitz. Face à l’irruption du réel, son art qui conjugue la voix, l’écriture et la peinture, vient faire cadre, « fenêtre sur le réel » [2], traitant l’impossible auquel elle est confrontée.
« Cela se passait en juin 1940 […] elle resta seule avec ce qu’elle avait vécu et un pinceau. Cependant à la longue, même pour une créature y étant “prédisposée”, une vie aussi sombre ne pouvait être supportable. Elle se vit donc placée devant ce choix : mettre fin à ses jours ou bien entreprendre quelque chose de vraiment fou et singulier. » [3]
C’est ainsi que Charlotte Salomon nous explique ce qui l’a mise au travail. Entre 1940 et 1942, elle peint plus d’un millier de gouaches pour en retenir sept cent quatre-vingt-une [4] qui donneront forme à Vie ? ou Théâtre ? [5]. Cette opérette, illustrée avec les personnages principaux de sa vie, donne voix au point d’impossible à dire de son histoire.
Le début de la vie
Charlotte quitte les Beaux-Arts à Berlin en 1938-1939 pour rejoindre ses grands-parents déjà réfugiés en France. Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, suite à la tentative de suicide de sa grand-mère, elle essaye à tout prix de la ramener à la vie. Malgré les efforts de Charlotte, cette dernière finira par se défenestrer sous ses yeux.
De cet événement, Charlotte dit qu’il marque le début de sa vie [6]. Sans doute, car il coïncide avec le moment où elle apprend par son grand-père que sa propre mère s’était elle aussi défenestrée. Soudain son monde bascule. Charlotte se voit occuper la place de la « dernière survivante » [7] d’une lignée de cinq personnes, qui, en l’espace de trois générations, se sont suicidées.
Promesse et écrit
Le couple parental s’est rencontré sur le front. Franziska Grünwald est devenue infirmière pour sauver des vies. Elle y rencontre Albert Salomon, un jeune chirurgien. Un an après leur mariage, Charlotte est née.
Bercée par le chant et par le piano, Charlotte saura plus tard que la musique avait redonné de la voix à sa mère restée plongée dans le silence depuis le décès de son unique sœur, prénommée Charlotte. Accompagner sa mère pendant les visites sur sa tombe a fait partie de son enfance. « Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe. » [8]
Charlotte Salomon se souvient d’une promesse de sa mère qui lui garantissait qu’au « ciel tout est beaucoup plus beau que sur terre » [9] et que lorsque celle-ci serait devenue un ange, elle descendrait et apporterait en personne à sa fille une lettre dans laquelle elle dirait « comment c’est là-haut… » [10].
Si la lettre attendue par la petite fille de huit ans n’est jamais arrivée après la disparition de sa mère, Charlotte noue la voix, l’écriture et le dessin pour laisser une trace de ce qu’a été, non pas l’au-delà de la mort, mais sa vie. En ayant envie de « vivre pour eux tous » [11], elle entreprend sa création.
« Voici comment ces feuilles prennent naissance : la personne est assise au bord de la mer. Elle peint. Soudain, une mélodie lui vient à l’esprit. Alors qu’elle commence à la fredonner, elle remarque que la mélodie va exactement avec ce qu’elle veut coucher sur le papier. Un texte s’ébauche en elle et voici qu’elle se met à chanter […] jusqu’à ce que la feuille lui semble achevée. » [12]
« [R]ien n’est que rêve » [13]. La phrase de Lacan à propos de Freud résonne avec l’œuvre de Charlotte Salomon. En mettant la vie et le théâtre en tension, entre deux points d’interrogation, Charlotte n’essaye pas de déterminer où est la limite qui sépare l’une de l’autre. Telle est sa réponse à l’impossible, au réel qui s’est dévoilé en lui montrant le monde « dans toute sa profondeur et son abomination » [14]. Vie? ou Théâtre ? c’est pour Charlotte sa manière tout à fait singulière de se faire un nouveau nom, refusant ainsi de s’inscrire du côté de la lignée maternelle.
Dans une lettre adressée à Daberlohn [15], Charlotte dira qu’à travers cette œuvre, elle est sortie de « la solitude avec le sentiment de pouvoir, de devoir dire quelque chose aux gens et d’avoir le droit de le faire » [16]. Essayer d’enseigner ce qui ne s’enseigne pas, c’est en cela que, selon Lacan, « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant » [17].
En ce qui concerne Charlotte, sa folie, soit ce qui sort de la norme, c’est précisément son œuvre, en tant qu’elle lui a permis de se créer un nom. Pas celui des Knarre [18], ou de sa tante, la première Charlotte. C’est afin de « trouver ce qu’il me fallait trouver, c’est-à-dire moi-même, […] un nom pour moi […] que j’ai commencé Vie ? ou Théâtre ? » [19]. Au fond, il s’agissait pour Charlotte de ne pas tomber dans la folie de sa propre histoire.
Raquel da Matta-Beauvais
__________________________________
[1] Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 28 mai 2008, inédit.
[2] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
[3] Salomon C., Vie ? ou Théâtre ?, Paris, Le Tripode, 2015, p. 788-790.
[4] Ibid., note de l’éditeur.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 801.
[7] Ibid.
[8] Foenkinos D., Charlotte, Paris, Gallimard, 2014, p. 15.
[9] Salomon C., Vie ? ou Théâtre ?, op. cit., p. 36.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 737.
[12] Ibid., p. 13.
[13] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n° 17/18, printemps 1979, p. 278.
[14] Salomon C., Vie ? ou Théâtre ?, op. cit., p. 801.
[15] Daberlohn, nom du personnage qu’incarne Alfred Wolfsohn dans l’œuvre de Charlotte. Il fut le professeur de musique de sa belle-mère, de qui Charlotte est tombée amoureuse et à qui, dans cette lettre, elle dit qu’il est celui qui l’a sauvée du suicide car il croyait en elle et l’incitait à faire quelque chose de grandiose.
[16] Salomon C., Vie ? ou Théâtre ?, op. cit., p. 807.
[17] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit., p. 278.
[18] Nom de famille donné par Charlotte aux personnages de la lignée maternelle dans son œuvre.
[19] Salomon C., Vie ? ou Théâtre ?, op. cit., p. 807.