L’éthique du vivant en psychanalyse repose sur ce que Lacan appelait au début de son enseignement la faille épistémo-somatique, qu’il a nommé ensuite le malentendu fondamental puis l’impossible, et qu’il subsumera in fine dans la formule « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Initialement utilisé pour indiquer qu’au niveau de la jouissance il n’y a pas de complétude de la rencontre sexuée, le concept de non-rapport peut s’appliquer à la disjonction entre le réel de la vie et le vivant que surmonte le nouage R.S.I. L’éthique du vivant en psychanalyse s’oriente du trou du non-rapport qui confère à l’existence sa dimension tragique. Chacun devant inventer un savoir y faire avec la fatalité du non-rapport au fondement de son existence.
Vivre – et mourir – n’a rien de naturel chez l’humain. La vie s’impose au corps et avec elle surgit l’angoisse, signe du réel. Le hors-sens de la vie provoque l’angoisse de vie ou son envers l’angoisse de mort qui, analogue à la castration, est avant tout angoisse de perte et de séparation. Le réel de la vie n’a pas de solution langagière, cependant un traitement signifiant est nécessaire pour se sentir vivant. Au début de la vie, survivre revient à nouer la vie du corps au langage et pour cela à « transformer sa vie en un signifiant limité au trait unaire » [1]. Des modalités d’inscription dans le langage découlent les formes singulières du sentiment de la vie jusqu’à la fragile existence subjective que confère l’absence de signification phallique. Les manières d’être vivant varient au gré des circonstances, lors, par exemple, de l’effraction d’un réel traumatique qui abolit le sujet, comme lorsque s’impose le réel de la maladie incurable qui confronte le sujet aux limites de l’invivable.
Mais le rapport à la vie ne saurait s’appréhender sans prendre en compte la jouissance qui peut conduire un sujet à préférer la mort à la vie. Si l’acte suicidaire relève d’une décision et d’une responsabilité prises par le sujet, il convient de considérer ce que cette liberté peut avoir d’inhumain pour les proches et d’extrême pour le sujet lui-même. La liberté inaliénable propre à l’humain de fuir dans le néant implique aussi de considérer que l’acte suicidaire relève le plus souvent d’une situation d’impasse subjective ou de rupture de la relation à l’autre. Les pratiques et idéologies précédées du préfixe eu (du grec « bien ») – euthanasie, eugénisme, eudémonisme –, basées sur les notions ambiguës de dignité, de compassion ou de pitié, nous plongent dans « l’apathie du Bien universel » [2]. Elles tendent à justifier le renoncement au soin et nourrissent l’illusion d’un monde sans imperfections ni ratages. C’est d’ailleurs au titre de « l’eugénique scientifique », fondée par Francis Galton en 1883, que la voie fut ouverte aux pratiques d’élimination des malades mentaux, handicapés et vieillards, aux heures les plus sombres de notre histoire. Les savants eux-mêmes sont saisis d’angoisse face à certaines applications des découvertes scientifiques qu’ils développent en réponse à l’énigme de la vie.
La psychanalyse ne promet pas le bonheur pour tous ni le progrès. Il n’existe pas chez l’humain de pulsion interne de perfectionnement. « Freud nous dit – ne croyez pas que la vie soit une déesse exaltante surgie pour aboutir à la plus belle des formes, [elle est plutôt] une boursouflure, […] caractérisée […] par son aptitude à la mort » [3]. Tenant compte du fait que le langage lui-même supplée à l’absence du rapport sexuel [4], l’éthique du vivant consiste à traiter la composante mortifère du réel pulsionnel d’un sujet pour soutenir la satisfaction sublimatoire nécessaire à sa vie. Le désir de vivre dépend des raisons d’exister que confèrent la présence et la continuité d’un lien à l’autre. Dans la quête de vérité à laquelle le réel contraint, les significations de la vie et leurs effets de jouissance varient. Ainsi, face à la maladie chronique ou léthale, sous transfert analytique, des remaniements subjectifs s’opèrent, repoussant toujours plus loin les frontières de ce qu’un sujet pensait pouvoir supporter. Pariant sur la dimension créative de l’inconscient, la méthode freudienne est susceptible de soutenir le sujet dans ses dispositions à vivre.
Caroline Doucet
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 366.
[2] Lacan J., « La Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 24.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 271.
[4] Cf. Lacan J., « Improvisation. Désir de mort, rêve et réveil », La Cause du désir, n° 104, mars 2020, p. 8-11 consultable à https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2020-1-page-8.htm