Étienne Klein précisait lors d’une soirée à l’ECF [1] que le principe d’incertitude d’Heisenberg porte mal son nom : cette appellation laisse entendre que la physique quantique est limitée dans son pouvoir de connaître les propriétés des particules. Or, cette limite est due à la nature aléatoire du monde atomique qui empêche qu’elles soient mesurées simultanément. Pour éviter cette confusion, W. Heisenberg avait renommé son principe par indétermination. Car n’en déplaise à Einstein, Dieu joue bel et bien aux dés.
Le psychanalyste lui, joue-t-il aux dés ? De procéder de la parole, il est soumis à la dimension rétroactive du sens qui ne se livre que par un effet d’après-coup, rendant impossible l’anticipation de la signification, qui d’une part, reste toujours prête à renvoi et d’autre part, voit son destin scellé dans les mains de l’analysant qui, seul, lui donnera sa portée. L’interprétation comporte donc une part d’incertitude : on ne peut prédire son effet, sauf à la ranger dans la suggestion qui, procédant de la prédiction « charge l’individu de propriétés » [2].
La parole a donc aussi son principe d’indétermination. Au même titre que le physicien qui ne peut mesurer simultanément la vitesse et la position d’une particule, le praticien de la parole ne peut savoir ce qui du signifiant va opérer. Il ne peut paramétrer le signifiant pour obtenir des effets assurés dans le réel.
Cette incertitude réduit-elle le psychanalyste, ainsi dépouillé de toute puissance prédictive, à ne pouvoir user en définitive que d’une indéterprétation ? Car il y a bien une zone où la parole implique une partie de dés, mais où il s’agit moins de Dieu comme partenaire de jeu que du réel. Ce réel, il n’est pas l’aléatoire de la quantique, « c’est un bout, pas un univers, c’est un trognon, pas un tout. Il est susceptible d’être isolé » [3]. Il est même, pour la clinique psychanalytique, une orientation.
L’interprétation analytique, si elle se décale d’une visée adaptative, acquiert également un pouvoir de création. La clinique psychanalytique « vise la division du sujet et invite l’analysant, à partir du manque-à-être, à faire émerger des signifiants […] et ceci sans horizon de fin » [4]. Elle peut faire saillir une vérité, un sujet supposé savoir, des significations nouvelles… À condition que la parole ait acquis une certaine puissance grâce au contrôle [5], mais également grâce au silence. Car « c’est qu’il faut que la parole soit rare pour qu’elle puisse porter » [6]. Les particules aussi ont une puissance créatrice : de l’énergie générée par l’impact de deux protons dans un accélérateur peuvent « naître » des particules dont l’existence n’était que théorique [7]. On crée donc de la masse à partir d’énergie, c’est ce que veut dire E = mc2. La séance pourrait-elle être ce collisionneur où, du choc entre l’interprétation de l’analyste et de l’association libre, s’engendrent des effets analytiques et thérapeutiques ?
Simon Darat
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[1] Soirée de l’ECF : « Politique Lacanienne. Les enjeux quantiques aujourd’hui » avec Étienne Klein.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne.1-2-3-4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 23 janvier 1985, inédit.
[3] Solano Suarez E., « La clinique à l’heure du réel », La Cause du désir, n° 82, octobre 2012, p. 23.
[4] Guéguen P.-G., « La vérité : s’en servir pour savoir s’en passer ? », Hebdo-Blog, n° 189, 19 janvier 2020, consultable à https://www.hebdo-blog.fr/verite-sen-servir-savoir-sen-passer/
[5] Cf. Argument de Question d’École 2020 : « Puissance de la parole. Clinique de l’École », consultable à https://www.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-Tout-Seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 11 mai 2011, inédit.
[7] L’existence du Boson de Higgs, théorisée dans les années soixante, a été démontrée en juillet 2012 grâce aux expériences menées au CERN.