Dans un tiré à part de son premier « Discours de Rome » [1], Lacan adressait à Cocteau cet autographe : « À Jean Cocteau. Pour qu’il me dise où est ici la poésie. »
Si les références de Lacan à Cocteau sont discrètes, il citera à deux reprises ce mot bien connu du poète, tiré de son livret du ballet emblématique de l’époque dada, Les Mariés de la Tour Eiffel : « puisque ces mystères me dépassent, feignons d’en être l’organisateur » [2].
Lacan empruntera cette citation amusante une première fois dans « La direction de la cure », pour évoquer le flux signifiant incontrôlable de l’inconscient dont le mystère consiste en ce que « le sujet ne sait pas même où feindre d’en être l’organisateur » [3] ! Allusion à l’assujettissement du sujet à l’essence métonymique de son désir qui court comme le signifié sous le signifiant, et dont l’analyse vise alors à reconnaître la place, comme le précise Lacan : « Le désir ne fait qu’assujettir ce que l’analyse subjective. » [4]
À la toute fin du Séminaire Le désir et son interprétation [5] contemporain de « La direction de la cure », Lacan introduisait une théorie de la sublimation affine à cette dialectique du désir, comme « travail créateur dans l’ordre du logos » [6]. Il y affirmait l’essence subversive des productions de l’art « avec toutes les incidences et tous les risques qu’elles comportent, jusques et y compris le remaniement des conformismes antérieurement instaurés, voire leur éclatement » [7]. Évocation de cette « poésie miraculeuse de la vie quotidienne » [8] qu’animait l’esprit dada, prodigue dans ses jeux formels inouïs, bien décidé d’en finir avec « les formes socialement conformes, de l’activité dite culturelle » [9].
Lacan donnera une nouvelle version à la citation de Cocteau dans le Séminaire Encore dans un abord de la sublimation présentée cette fois comme un moyen « de suppléer à l’absence de rapport sexuel, en feignant que c’est nous qui y mettons l’obstacle » [10]. « L’obstacle » est une référence à l’enstasis d’Aristote dont Lacan va faire l’argument logique de l’impossible écriture du rapport sexuel. Feindre de l’objet a ouvre la voie, dans ce même séminaire, à une fonction de l’art où c’est alors la dimension de jouissance, qui est soulignée par Lacan, avec un maniement de la lettre en tant qu’elle n’a plus rien à espérer des effets de sens, mais de jouissance. « [V]ous pouvez lire Joyce […] Vous verrez là comment le langage se perfectionne quand il sait jouer avec l’écriture » [11].
« La poésie est une religion sans espoir » [12] pouvait dire Cocteau. C’est là sa puissance ironique, son vivant affirmé, au contraire du délire, marqué par l’espoir et l’impuissance. « Il se pourrait d’ailleurs que l’ironie soit la seule poésie qui nous reste accessible » [13], indiquait J.-A. Miller, qui permettrait à la psychanalyse de « contourner merveilleusement, métonymiquement, tous les obstacles que la société moderne multiplie sur votre chemin » [14]. Il ajoutait : « Une clinique peut de là s’imaginer qui caractériserait la névrose comme un défaut d’ironie. Ce serait de croire excessivement à ce qu’emporte le signifiant plutôt que de l’ironiser, le prendre au sérieux plutôt que de jouer. » [15]
Valentine Dechambre
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[1] Lacan J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 133-164.
[2] Cocteau J., Les Mariés de la Tour Eiffel, Paris, Gallimard Folio, 1977, p. 87.
[3] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 623.
[4] Ibid.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013.
[6] Ibid., p. 571.
[7] Ibid.
[8] Cf. Wikipédia. La formule est de J. Cocteau.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 569.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 65.
[11] Ibid., p. 37.
[12] Cocteau J., Journal d’un inconnu, Paris, Grasset & Fasquelles, 1953, p. 19.
[13] Miller J.-A., « Religion, psychanalyse », La Cause freudienne, n° 55, octobre 2003, p. 15.
[14] Ibid.
[15] Ibid.