Dans le Séminaire I, Les Écrits techniques de Freud, Lacan revient sur ce qui « décapite le ‟Signorelli” » [1], un oubli du nom propre de ce peintre italien dont parle Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne [2] pour établir l’hypothèse de l’inconscient. Ce que cerne plus avant Lacan à partir de cet oubli du nom Signorelli, c’est le retentissement de la parole dans l’expérience analytique elle-même. En effet, l’oubli de ce nom et la chaîne associative qu’il faut que Freud déploie pour découvrir le processus psychique à l’œuvre démontrent que la parole a une dimension de révélation. Lacan va alors en préciser les contours. C’est un des succès de la psychanalyse d’avoir enregistré dans le sens commun cette fonction de la parole révélatrice. En dépit d’un dico contemporain qui fige le – je suis – au mat d’un signifiant déterminant ipso facto l’être parlant, il est remarquable que persiste cette idée commune qu’il y aurait, dans les trébuchements de la parole, une vérité cachée au plus intime de l’être, révélée à l’insu du locuteur. Si c’est un topos pour les ratées de la parole, on peut noter que dans les contextes du je suis ce que je dis, cela se rapprocherait davantage de la forme allégorique donnée à la vérité que de ce qui se dit dans ce qui s’entend [3]. Cette allégorie représentant la vérité jaillissant des tréfonds d’un puits sous les traits d’une femme nue se fonde en effet sur une absence de division subjective. Ne s’illustre-t-elle pas ainsi dans l’expression des formes contemporaines d’autodétermination que recèle l’assertion – je suis ce que je dis – ?
Or, en reprenant cet oubli du nom Signorelli, scène de l’inconscient de Freud, Lacan éclaire bien autrement la fonction de la parole. Deux conséquences sont avancées. La première fait valoir que « c’est dans la mesure où la parole, celle qui peut révéler le secret le plus profond de l’être de Freud, n’est pas dite, que Freud ne peut plus s’accrocher à l’autre qu’avec des chutes de cette parole. » [4] C’est dire que cette « dégradation de la parole » [5] qu’est l’oubli d’un nom éclaire qu’il n’y a pas de parole sans l’Autre, parole comme « médiation entre le sujet et l’autre » [6] précise Lacan. La deuxième conséquence tient à la distinction que Lacan opère entre expression et révélation. La révélation est du côté de l’inconscient qui joue sa partition « par déformation, Enstellung, distorsion, transposition. » [7] À ce titre, je suis ce que je dis, qui récuse la médiation au grand Autre est de l’ordre de l’expression et non d’une révélation, au sens apporté par Lacan, puisque la voix de l’inconscient est bâillonnée par le poids de certitude en germe dans ce dico, sans échos possibles de déformation, de distorsion, transposition.
L’inconscient du côté de la révélation de parole a brillé de tous ses feux dans le premier enseignement de Lacan en donnant à la fonction de la parole toute sa magnificence.
Dans Dissolution, dernières paroles publiques de Lacan, coup de théâtre définitif qui destitue la parole qui serait révélation : « Ce que l’inconscient démontre est tout autre chose, à savoir que la parole est obscurantiste. » [8] et « C’est son bienfait le plus évident. » [9] Extension du domaine de la varité, la parole obscurantiste délie la croyance tenace, dit Lacan, en la parole Révélation : « Que la lumière soit » [10]. Donc, point de lumière à attendre de la parole de révélation, les dicos actuels n’y font pas exception sauf à affronter que « tout doit être repris au départ à partir de l’opacité sexuelle. » [11]
Martine Versel
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[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 59.
[2] Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2004.
[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 230.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 59.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Lacan J., Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Navarin éditeur, 2021, p. 67.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 64.