En revoyant récemment le film « Adoration » (2020) du réalisateur belge Fabrice Du Welz, je n’ai pu m’empêcher de penser à la phrase de Lacan « Tout le monde est fou » [1]. Ce n’est bien sûr pas tout le monde, mais deux jeunes adolescents, dans l’excès, fous tous les deux, mais pas de la même manière. C’est ce qui fait l’intérêt du film, la folie de l’amour naissant et la folie de la psychose.
Il est tendre et un peu rêveur. Il sauve un oiseau pris dans un filet, puis le soigne et le nourrit : il aime sauver l’autre. Elle est belle et gentille, dit-il, mais elle est aussi méchante et dangereuse, lui dit un soignant. La rencontre a lieu dans les dépendances de ce qui semble être un hôpital psychiatrique, mais dont on ne verra jamais d’autre patient qu’elle. En courant, elle le renverse et il est immédiatement fasciné par elle. Se noue ainsi un étrange lien où elle le convainc de la présence d’un autre méchant dont il doit la sauver. Ils fuguent, mais on saisit vite que c’est pour le pire.
Disons tout de suite que ce n’est pas un délire à deux, comme Lacan l’évoque à propos des sœurs Papin [2]. Elle délire, entend des voix et commet des passages à l’acte effarants. Mais à d’autres moments elle semble réglée, plus apaisée. Et il suffit d’un détail pour que cela bascule à nouveau parce que l’interprétation est déjà là, prête à se saisir du signe. Cela lui donne un aspect déréglé, avec le corps toujours en mouvement. C’est avec beaucoup de subtilité que le réalisateur nous présente ici cette plongée dans la psychose.
Le jeune adolescent, lui, est fasciné par ce corps vivant, par ce regard d’un bleu profond, à la fois vif, dur et insondable dans sa fixité, par cette jouissance sans cesse renouvelée. C’est cette fascination qu’il adore. Elle représente une énigme de la jouissance. Dans le Séminaire Le Sinthome, Lacan affirme que « l’adoration est le seul rapport que le parlêtre a à son corps » [3]. Mais faute sans doute, pour ce jeune sujet, d’une consistance suffisante du corps propre, il en cherche le sens, il pense, et la pensée introduit l’autre corps, l’adoration de l’autre.
Lacan dit que « Le parlêtre adore son corps, parce qu’il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas » [4]. Il ne l’a pas parce que c’est plutôt lui qui nous tient. Et c’est en face de l’autre que le mystère de cette jouissance lui apparaît. C’est là qu’il en cherche le sens, de l’oiseau blessé à la fille hallucinée. Il pense.
Deux pages avant ce passage, Lacan évoque la pensée : « l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée, que tout ce qui fait sens, comporte, dès que ça montre le bout de son nez, une référence, une gravitation à l’acte sexuel » [5]. Et Jacques-Alain Miller commente cela ainsi : « La pensée […] introduit l’adoration de l’autre corps. » C’est ce qui se passe ici pour ce jeune adolescent. Il pense, donc il aime. À aucun moment il n’entre dans le délire de cette jeune fille, il cherche tout au plus à l’apaiser, mais surtout il l’observe et la suit, jusqu’au bout.
Après tout, ce processus de pensée n’est pas si éloigné du délire. La connaissance est trompeuse, ajoute Lacan. Et si l’amour tient ainsi de la pensée, il peut être un délire.
« Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant. » [6]
Alexandre Stevens
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[1] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, n°17/18, janvier 1979, p. 278.
[2] Cf. Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Seuil, Paris, 1975, p. 395.
[3] Lacan J, Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 66.
[4] Ibid.
[5] Ibid., p. 64.
[6] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », op. cit., p. 278.