Ferdinand de Saussure a énoncé que « la langue est de toutes les institutions sociales celle qui offre le moins de prise aux initiatives » [1]. Varlam Chalamov et Roman Jakobson ont cependant exploré l’impact de la révolution sur la langue russe. Pour l’un, écrivain et poète, ayant subi de longues années d’exil inhumain en Sibérie, il s’est agi de trouver comment dire, après ses Récits [2], dans les Souvenirs de la Kolyma [3], une vingtaine d’années après sa libération des camps, la vérité de cette période, et non celle de son appréhension plus tardive du monde. Pour l’autre, en linguiste et slaviste exigeant, il s’est agi de montrer les aspects de la langue en mutation sous l’effet des influences idéologiques et étrangères. D’une part, donc, le langage unique et imparfait d’un sujet pour traduire ce qui échappe au récit. D’autre part, la langue commune modelée par les faits et les discours.
V. Chalamov se dit troublé par l’affirmation de Fiodor Tiouttchev, dans son poème « Silentium » sur l’incompréhension entre les êtres : toute pensée exprimée est un mensonge. Poète, ayant vécu une expérience qu’il ne pouvait imaginer, autre que celle des camps nazis, il aura, mais très différemment, la visée d’Imre Kertész, qui était de trouver un langage, pour celui-ci après Auschwitz – trouver à dire l’impossible, ce qui n’a pas de nom –, quand celui d’avant est inapte à traduire ce basculement des valeurs de la culture, en blessant le lecteur par la fiction. Et V. Chalamov écrit que la langue qu’il peut utiliser n’est plus la même que celle de l’époque de la Kolyma, langue alors réduite aux instincts primitifs de survie d’un homme sans humanité. « Comment retrouver cet état et en quelle langue en parler ? » [4] Il s’interrogera sur la possibilité d’un dire authentique, quand tout est mensonge. La poésie même, pourtant de l’ordre du réel, ne lui permet pas d’écrire l’impossible à écrire. « L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement du récit » [5]. Pas de recours, pour lui, à la fiction. Et l’exemple en est, à la fin des Souvenirs, d’un court texte, « Ce que j’ai vu et compris dans le camp », qui résume, dans un style volontairement pauvre, l’incompréhensible destruction de l’homme par l’État. V. Chalamov ne prône aucun espoir, et constate l’endurance de l’homme transformé en bête féroce.
R. Jakobson, quant à lui, a rédigé en tchèque un texte intitulé « L’influence de la révolution sur la langue russe », en 1920, en réponse critique au « Lexique de la guerre et de la révolution en Russie » d’André Mazon, écrit en russe par ce professeur au Collège de France [6]. Les deux textes, et leur commentaire par Sylvie Archambault et Catherine Depretto, sont le fruit de débats sur les courants de la linguistique. Ce qui s’en dégage, et parce que toutes deux évoquent la question du « sujet parlant », c’est que celui-ci n’est pas mis en avant par A. Mazon, alors qu’il l’est pour R. Jakobson, même s’il se livre, comme Victor Klemperer, à un examen précis du poids de la propagande. Mais l’observation des mots étrangers ou des inventions ironiques qui traduisent un regard critique vis-à-vis du pouvoir étatique, variant selon les groupes sociaux – politiciens, soldats, prisonniers, intellectuels etc. –, s’inscrit, pour R. Jakobson, dans la linguistique psychologique en vogue au début du XXe siècle ; elle apporte une lecture d’A. Mazon qui ne s’accorde pas avec celle du grammairien classique et ébauche une conception de la langue comme système, plus ouverte. Il y inclut « la dimension sociale du langage comme l’étude de la “fonction poétique” ». Les mots nouveaux ne l’intéressent pas « en tant que curiosités lexicales, mais comme expression de locuteurs particuliers et comme aspect de la création langagière populaire » [7]. Pour lui, comme le disait Lacan à propos de Joyce, « la langue […] est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée. » [8]
Pour conclure, deux vers d’un poème de F. Tiouttchev : « On ne peut pas comprendre la Russie par la voie de la raison / […] / On ne peut que croire en elle ! »
Catherine Lazarus-Matet
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[1] Cité in Mazon A. et Jakobson R., La Langue russe, la guerre et la révolution, sous la direction de Archambault S. et Depretto C., Paris, Eur’ORBEM Éditions, collection Textes, 2017. Voir également de Saussure F., Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1971, p. 122.
[2] Chalamov V., Récits de Kolyma, Denoël, 1969. Publiés en russe à New York en 1966, ils ne seront accessibles en URSS qu’en 1989.
[3] Chalamov V., Souvenirs de la Kolyma, traduit du russe par Tatsis-Botton A.-M., avec la collaboration de Jurgenson L., Lagrasse, Verdier, collection Slovo, 2022.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Ibid.
[6] Mazon A. et Jakobson R., La Langue russe, la guerre et la révolution, op. cit.
[7] Ibid., p. 22.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 133.