Vendredi 29 avril, Caroline Eliacheff et Céline Masson, toutes deux psychanalystes [1], étaient invitées à donner une conférence à l’université de Genève, autour de leur livre : La fabrique de l’enfant transgenre [2]. Des militants du CRAQ, Collectif Radical d’Action Queer ont fait irruption et ont empêché que la conférence puisse se tenir.
Ce sont des militants, ils s’opposent aux positions tenues par les deux auteurs, c’est arrivé ailleurs sur bien d’autres sujets, on peut déplorer la censure, mais ce n’est pas un phénomène nouveau. Néanmoins, deux choses dans cet événement, dont la Télévision Suisse Romande s’est faite l’écho [3], ont attiré mon attention. Au moyen d’un porte-voix, ces militants criaient : « Assassin, la transphobie tue… ». Ce signifiant « transphobe » est typique de la cancel culture. Transphobe, impliquerait un mécanisme intrinsèque à une personne : une phobie, venant qualifier une opposition. Défendre son point de vue devant les tenants de la cancel culture, c’est soit être d’extrême droite, soit être phobique. C’est la disqualification de l’Autre et de l’autre, c’est la dégradation de sa parole. La suite le démontre ; à l’invitation de Céline Masson à venir débattre, les militants du CRAQ ont répondu : « on ne parle pas avec les assassins ». Le but n’était pas de débattre mais de faire taire.
Autre exemple : en 2019, près de trente écoles du Sud-Ouest de l’Ontario au Canada ont détruit plus de 5000 livres « dans un but de réconciliation avec les premières nations » [4]. En grande partie ces livres étaient des bandes dessinées, Tintin, Astérix, Lucky-Luke mais également des auteurs québécois… L’article cite l’un des artisans de cet autodafé : « Une cérémonie “de purification par la flamme” s’est tenue en 2019 afin de brûler une trentaine de livres bannis, dans un “but éducatif”. Les cendres ont servi comme “engrais” pour planter un arbre et ainsi “tourner du négatif en positif” » [5].
Une vidéo destinée aux élèves explique la démarche : « Nous enterrons les cendres de racisme, de discrimination et de stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous pourront vivre en prospérité et en sécurité » [6].
Suzy Kies [7] à l’initiative de cette action et qui posait en 2018 en compagnie de Justin Trudeau, déclare : « C’est ça le problème, ils ont fait des recherches historiques basées sur les comptes rendus des Européens. […] On n’essaie pas d’effacer l’Histoire, on essaie de la corriger. » [8] Corriger l’Histoire, cela laisse songeur et témoigne surtout d’une croyance en La vérité, une vérité Une. Dans le même sens, le maire de New-York a fait voter par la mairie, le déboulonnage de la statue de Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs de la démocratie américaine au motif qu’il fut, au XVIIIe, propriétaire d’esclaves [9]. Réduire la vérité à la fonction du Un empêche de contextualiser, de faire surgir la complexité d’une situation, de nuancer. Le Un, c’est la certitude que la vérité Une doit s’imposer. Pas de place pour le deux.
Là est la question, la cancel culture croit au Un, à la vérité en tant que Un tout seul. Faire taire l’autre, ce n’est pas de la censure, ce serait protéger La vérité. C’est la montée au zénith du sujet de la certitude. Le thème des prochaines journées de l’ECF : Je suis ce que je dis, pose deux termes : l’être et le dit. Refuser de questionner son dit, c’est forclore l’inconscient et faire surgir le sujet de la certitude de l’être. Lacan est très clair à ce sujet : « l’ontologie [branche de la philosophie qui pose la question de l’être] n’est simplement que la grimace de l’Un » [10]. Et il ajoute « Le rapport de l’homme à un monde sien […] n’a jamais été qu’une simagrée au service du discours du maître. Il n’y a pas de monde comme sien que le monde que le maître fait marcher au doigt et à l’œil » [11]. Cette volonté d’identifier un monde qui serait vérité de l’Un à l’être, fait surgir la grimace d’un maître qui s’érige aujourd’hui en police du langage et de l’Histoire.
Laurent Dupont
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[1] à signaler la récente diffusion (9 mai 2022) de l’émission de Studio Lacan où Céline Masson et Caroline Eliacheff sont interviewées par Caroline Leduc et Damien Guyonnet.
[2] Eliacheff C., Masson C., La fabrique de l’enfant-transgenre, Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[3] https://www.rts.ch/play/tv/-/video/-?urn=urn:rts:video:13058950
[4] Gerbet T., « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux autochtones, dont Tintin et Astérix », Radio-Canada, 7 septembre 2021, disponible sur https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817537/livres-autochtones-bibliotheques-ecoles-tintin-asterix-ontario-canada
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Suzy Kies se présente comme une chercheuse indépendante, coprésidente de la Commission des peuples autochtones du Parti libéral du Canada depuis 2016. Le site du parti de Justin Trudeau la présente comme une Autochtone urbaine de descendance abénakise et montagnaise.
[8] Gerbet T., « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux autochtones, dont Tintin et Astérix », op. cit.
[9] Voir L’Express, 19 octobre 2021, disponible sur https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/esclavage-pourquoi-la-statue-de-jefferson-va-etre-retiree-de-la-mairie-de-new-york_2160796.html
[10] Lacan J. Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 223.
[11] Ibid.