Élection présidentielle, le désir et la nécessité [1]
L’École de la Cause freudienne n’a pas ménagé sa peine et ses forces en vue du deuxième tour de l’élection présidentielle. De France et en Belgique, des collègues ont pu dire pourquoi il fallait « Battre Le Pen ». Du coup, voter Macron. Cela permet de mesurer causes et conséquences pour saisir qu’une élection n’a que peu à voir avec le désir pour l’un ou l’autre des candidats mais bien avec les conséquences de l’élection d’Untel ou Unetelle. L’annonce du résultat dimanche 24 avril fut un soulagement.
Ce vote n’était pas la conséquence d’une adhésion à un homme, un programme, un parti ; il représentait pour beaucoup une nécessité. Voter Macron obéissait, pour ceux-là, à un impératif catégorique et nous enseigne sur une des niches de la fonction du désir. La psychanalyse nous invite à ne pas transformer causes et conséquences en une morale sans tête.
« Tu ne le sais pas mais tu l’as voulu » est une forme de l’interprétation. Lever le « tu ne le sais pas », c’est découvrir le « tu l’as voulu » qui vient authentifier l’acte comme l’acte notarial s’authentifie de la signature qui y est apposée. Ainsi, ces deux forums ont permis à plusieurs de repérer ce « je le veux » derrière la nécessité. « Je le veux » de ne pas vouloir l’extrême droite au pouvoir est une des causes d’un vote dont la conséquence est le vote Macron. Un acte n’implique pas forcément une satisfaction, mais un saut que l’on ne peut faire qu’une fois.
L’addition des votes Le Pen, blancs ou nuls et abstentions, montre que plus de soixante pour cent des Français en âge de voter n’ont pas ressenti cette nécessité. Faire barrage à l’extrême droite n’est plus perçu comme une nécessité. Voter en connaissance de cause n’est pas d’actualité. Conséquence : le populisme est aux portes du pouvoir.
Quand Jean-Luc Mélenchon dit entre les deux tours : « Je serai donc le Premier ministre, pas par la faveur ou la grâce de Monsieur Macron ou de Madame Le Pen, mais parce que les Français l’auront voulu » [2], et ceci quel que soit le président, il fait équivaloir l’un et l’autre. Macron égal Le Pen du moment que je suis Premier ministre. Formidable coup politique – comme l’a remarqué Jacques-Alain Miller sur Twitter – afin de remobiliser ses troupes après un premier tour perdu, mais aussi coup médiatique lui permettant de braquer les projecteurs sur lui, alors même que le deuxième tour n’avait pas eu lieu.
Mais ce coup a un coût. Ce « braquer les projecteurs » se veut un braquage de l’élection. En faisant équivaloir Le Pen et Macron, en créant une métonymie entre le totalitarisme et la démocratie, c’est la démocratie qu’il veut braquer. Car il feint d’ignorer que l’extrême droite muselle toujours l’opposition. De fait, J.-L. Mélenchon participe donc à la banalisation de l’extrême droite. Le formidable coup tactique s’avère être un coût exorbitant pour la démocratie. Cette participation de l’extrême gauche à la banalisation de l’extrême droite est homothétique à ce qui se joue depuis deux ou trois ans sur les réseaux sociaux.
Une des conséquences de la montée au zénith du discours de la cancel culture (culture de l’effacement) dans les réseaux sociaux, c’est que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec les thèses idéologiques racialistes, néo-féministes, déconstructionnistes, trans sont immédiatement taxés d’être « d’extrême droite ». Rachel Kahn, Caroline Fourest, Claude Habib, Raphaël Enthoven, Sophia Aram, pour ne citer qu’eux, sont accusés d’être d’extrême droite. « Extrême droite » est devenu un S1 tout seul, sans signifié car si tout est d’extrême droite, alors plus rien ne l’est et il devient possible, même pour un électeur de gauche, de laisser Marine Le Pen prendre le pouvoir.
Lacan avait vu venir ce danger du S1 tout seul comme permettant la montée de la ségrégation et du racisme. Le discours du Maître s’oriente du S1 mais il s’articule à un S2. Avec la cancel culture, on déconstruit le S2 au nom de la vérité, ce faisant, on oublie que de vérité il n’y a pas, et on perd la possibilité d’une contextualisation nécessaire. Et on finit par brûler des livres comme au Canada [3] sans voir la portée tristement historique de cet autodafé. Sans histoire, tout est possible, surtout le pire.
Sans S2, la jouissance du S1 est livrée à elle-même et nous perdons toute l’élaboration, toutes les constructions qui permettent de produire les méandres, les fils, les manques du jeu de cache-cache du désir. Causes et conséquences s’en trouvent superposées. Pour la psychanalyse, la cause est une place vide, mais pas sans en passer par les défilés du signifiant et du S2. Le refus du S2 est une catastrophe dont Lacan prédisait dans … ou pire, soit dans son Séminaire traitant de l’avènement du Un : « sachez que ce qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences, et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme. Vous n’avez pas fini d’en entendre parler » [4].
La démocratie est basée sur une limitation du S1 par la mise en place de contre-pouvoirs, Assemblée nationale, Sénat, Conseil constitutionnel, médias venant faire limite aux pouvoirs du Président. Quand sur France 2, Louis Alliot, reprenant les paroles de M. Le Pen, fait valoir que le Conseil constitutionnel n’est que consultatif et que c’est le peuple qui décide, le peuple est « souverain », et propose de gouverner par référendum en court-circuitant l’Assemblée nationale, c’est toute la démocratie qui est visée. C’est un Maître au S1 absolu qui s’annonce.
Voilà ce que cache la banalisation du signifiant « extrême droite » : en annulant l’histoire de l’« extrême droite », soit son S2, l’extrême gauche et la cancel culture font le lit d’un populisme dont nous n’avons à attendre que plus de ségrégation, de racisme, au nom de la fraternité, au nom du peuple, au nom du bien.
Laurent Dupont
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[1] Ces réflexions n’engagent que leur auteur et ne sont pas l’expression d’une position de l’École de la Cause freudienne.
[2] Mélenchon J.-L., « Je ne veux pas que madame Le Pen prenne le pays et que monsieur Macron garde le pouvoir », interview par Bruce Toussaint, BFM TV, 19 avril 2022, disponible sur : https://www.bfmtv.com/politique/elections/presidentielle/jean-luc-melenchon-je-ne-veux-pas-que-madame-le-pen-prenne-le-pays-et-que-monsieur-macron-garde-le-pouvoir_VN-202204190585.html
[3] Gerbet T., « Des écoles détruisent 5000 livres jugés néfastes aux autochtones, dont Tintin et Astérix », Radio-Canada, 7 septembre 2021, disponible sur : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1817537/livres-autochtones-bibliotheques-ecoles-tintin-asterix-ontario-canada
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, … ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.