Lors d’une récente édition « spéciale Ukraine » de Studio Lacan [1], Alexandre Adler nous a décrit l’agression russe de l’Ukraine comme émanant d’une logique d’un pousse à l’Un absolu contre une mosaïque d’identités et une conception large du monde des possibles, tolérées et offertes par la démocratie. C’est pour combattre une aspiration existante en Russie de s’ouvrir vers une politique occidentale du libre choix du mode de vivre que Vladimir Poutine est parti en guerre. Ce combat est donc aussi bien contre une éthique démocratique incarnée par l’Europe comme Autre de la Russie que contre une tendance interne à une ouverture au-delà de l’Un.
Si le déclenchement de la guerre en Ukraine se présente comme un passage à l’acte motivé par cette obsession de l’identité-Une, celle-ci n’en est pas moins présente dans le discours de l’extrême droite dont le risque qu’elle monte au pouvoir en France nous alarme. Cette obsession appartient à la dimension imaginaire de l’identification. « L’expérience nous suggère, dit Lacan, de chercher le sens de toute identité, au cœur de ce qui se désigne par une sorte de redoublement de “moi-même”. » [2] Là où l’identification implique un sujet qui s’identifie, l’identité est imposée au sujet par l’Autre et ceci par la force du même, par un pousse à l’identique. C’est ainsi qu’une identité veut être imposée au peuple ukrainien par la Russie : tu seras à mon image.
Cette identité qui se fonde sur le même se construit selon les principes de la formation du moi. Le familier est intégré au moi et ce qui est étranger est rejeté à l’extérieur comme étant la jouissance mauvaise de l’autre. L’identité est donc sans division. Elle uniformise des éléments épars autour d’un trait commun, mélange de signifiant et jouissance, qui donne l’illusion qu’ils sont identiques et qu’ils forment un tout. Ce qui n’appartient pas à cette totalité n’a pas le droit d’exister. Il n’y a pas le registre du pastout pour l’accueillir.
La thèse de V. Poutine selon laquelle les peuples russe et ukrainien forment un seul et même peuple ayant la même identité est en contradiction avec les menaces, l’envahissement récent de l’Ukraine, les massacres et les crimes de guerre perpétrés contre des civils ukrainiens. Cette contradiction s’efface si on considère qu’il s’agit là d’une logique semblable à celle de l’altruisme du fanatique, tel qu’il est décrit par Amos Oz. « Le fanatique, dit-il, est le contraire de l’égoïste. Le fanatique est altruiste. Il se préoccupe souvent plus des autres que de lui-même. Il veut racheter votre âme, vous sauver, vous délivrer du péché, vous ouvrir les yeux, vous sevrer du tabac, combattre votre foi ou votre manque de foi, modifier vos habitudes alimentaires, vous empêcher de boire ou vous faire virer de bord. » Mais, ajoute-t-il, « il vous met le couteau sous la gorge si vous êtes indécrottable » [3]. C’est donc pour le bien des Ukrainiens qui ignorent leur identité et qui ne savent pas ce qui est bon pour eux qu’il s’agit de les massacrer.
Pour A. Oz, le fanatique guérit de son fanatisme par la traîtrise. « La trahison, dit-il, n’est pas le contraire de l’amour. Un traître, selon moi, est celui qui change aux yeux de ceux qui ne peuvent ni ne veulent évoluer, qui haïssent le changement qu’ils sont incapables de concevoir, mais qui n’ont de cesse de transformer les autres. […] aux yeux du fanatique, […] le choix se résume à une affreuse alternative : devenir un fanatique ou un traître »[4]. Quand on fait un pari de la vie, on est sans doute toujours un peu traître par rapport à ses idéaux qui font Un.
Un vrai fanatique peut-il guérir et devenir traître ?
V. Poutine semble être fidèle sans faille à lui-même. Son jusqu’au-boutisme qui veut fondre sous une seule identité toute la mosaïque identitaire de la Russie et son entourage fait déjà des ravages. Par ailleurs, il nous montre que le pousse à l’identique, quel qu’il soit, doit nous inquiéter, celui de Marine Le Pen inclus.
Gil Caroz
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[1] Édition spéciale. La guerre en Ukraine : folie ou stratégie ? avec Alexandre Adler, 6 avril 2022, https://www.youtube.com/watch?v=jqup3xuIjaA
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 15 novembre 1961, inédit.
[3] Oz A., Comment guérir un fanatique ? Paris, Gallimard, 2018, p. 41.
[4] Ibid., p. 36.