Le sujet de droit et le sujet de l’inconscient sont-ils antinomiques ? Ou bien existe-t-il, entre eux, des affinités et des discords homologues à ceux repérés par Lacan entre le sujet de l’inconscient et celui de la science ?
Côté discord, Jacques-Alain Miller notait récemment que le sujet de droit, contrairement au sujet de l’inconscient, est le sujet qui sait ce qu’il veut et qui sait ce qu’il dit[1]. On pourrait dire, d’une certaine manière, que ce serait le sujet « maître en sa propre maison » – soit le sujet réduit à son moi.
Mais, d’un autre côté, les parallèles entre eux sont nombreux, au point que l’on peut à mon sens parler a minima d’une homologie partielle.
D’une part, parce que le sujet de l’inconscient, comme le sujet de droit, est le sujet « qui répond de ce qu’il fait et de ce qu’il dit »[2]. Et J.-A. Miller va jusqu’à ajouter que la castration – et donc la revendication – n’ont de sens que pour le sujet de droit, celui qui peut dire « j’ai le droit à »[3]. Or, cette capacité à revendiquer est au cœur de la notion de sujet de droit, dont François Ost fait avant toute chose une capacité à participer au débat sur le droit, c’est-à-dire à être auteur, directement ou indirectement, de droit[4].
D’autre part, parce que le sujet de l’inconscient, comme le sujet de droit, est le sujet de la jouissance. Ou, plus exactement, c’est le sujet a la jouissance. Le droit, comme la psychanalyse, ont affaire aux limites et à leur franchissement. Le droit est un principe de régulation, qui fonctionne en posant des limites, des réserves ; la psychanalyse, elle aussi, est affaire de régulation. Elle prend en charge, dans sa pratique, les ratés de la régulation – sous réserve de la différence que, dans un cas, le principe de régulation est normé, et universel ; dans l’autre, il est singularisé, et ne s’applique qu’au un par un.
Enfin et surtout, le sujet de l’inconscient, comme le sujet de droit, est le sujet vide – en tout cas dans la conception lacanienne et dans celle de certains juristes.
Que le sujet de l’inconscient soit un lieu vide, un lieu de non-être, c’est ce que traduit son nom même – qui dit notre assujettissement, du fait d’être parlant, à l’inconscient. Le sujet de l’inconscient n’a pas d’épaisseur : il est sans étendue, et il n’est pas non plus une substance. Sitôt apparu, il disparaît.
Cette spécificité de l’orientation lacanienne quant au sujet est partagée par certains juristes. Le terme de « sujet de droit » n’est pas un concept juridique au sens strict, mais la théorie du droit s’y intéresse depuis au moins le XVIIe siècle, avec Grotius[5]. À son propos, deux grandes conceptions s’opposent : la conception dite « réaliste », représentée par le juriste et psychanalyste Pierre Legendre, l’auteur du célèbre ouvrage Le crime du caporal Lortie, et la conception dite « artificialiste », dont le représentant le plus influent est un historien du droit romain, Yan Thomas.
Dans la conception de P. Legendre, la personnalité de droit n’est pas une forme purement abstraite, étrangère à l’individu concret auquel elle s’applique. Il reprochait au droit de céder à des revendications subjectivistes (les changements de sexe ou les familles homoparentales, par exemple) pour leur donner cours légal. Via l’instrument du droit subjectif, tous les désirs, tous les fantasmes mêmes, auraient désormais accès, grâce à la technique, à la scène publique. Le nouveau sujet de droit serait donc le sujet d’un désir illimité qui s’imposerait comme créance. P. Legendre dénonçait donc le « sujet-Roi » – celui qui affirme : « J’ai tous les droits ».
Fasciné par l’institution du pater familias, refusant que l’Autre n’existe pas, faisant du droit l’opérateur par excellence de la fonction paternelle par le biais du régime de filiation, il en est venu à affirmer : « Instituer l’homosexualité avec un statut familial, c’est mettre le principe démocratique au service d’un fantasme. C’est fatal dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme »[6]. Ce n’est évidemment pas notre position, puisque l’ECF s’est engagée sans ambages en faveur du mariage pour tous. Mais cela montre néanmoins que la prudence s’impose, car certaines confusions entre sujet de droit et sujet du désir, – ou sujet « non-vide » – sont susceptibles d’être mises au service de penchants réactionnaires.
La position artificialiste, celle de Yan Thomas[7], me semble plus proche de notre orientation. Il affirme en effet que le sujet de droit n’est pas l’être humain concret. C’est une abstraction de l’ordre juridique, un point d’imputation personnalisé des règles de droit. La personne de droit n’est qu’une institution, un artefact – et le droit n’opère que parce qu’il est universel et abstrait. Héritier de la tradition romaine, le droit moderne repose sur une distinction fondamentale entre la personne juridique dans les capacités que le droit lui prête – et le sujet singulier dans son existence concrète. Il n’y a pas de commune mesure entre le désir du sujet et le droit dont on l’autorise à se réclamer. Les droits subjectifs ne sont pas des validations légales du désir car, par définition, le droit refuse d’entrer dans les motivations subjectives. L’institution juridique sépare, disjoint, désir et droit, même si une parole ou une demande les soutient. Même pour les transsexuels, il ne s’agit pas selon lui, du point de vue du droit, d’une concession au caprice individuel ou d’une validation du désir ou de la demande privée. Si les changements de sexe ont pu être autorisés, c’est parce qu’ils ont été reformulés en droit au « respect de la vie privée », qui est une catégorie universelle – et ce changement d’identité est soumis à conditions. Pour illustrer son propos, l’exemple qu’il prend est très parlant : peut-on affirmer qu’une demande fondée sur le droit de propriété serait une validation du désir des possédants ?
Nathalie Jaudel
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[1] Cf. Miller J.-A., Intervention lors de l’ouverture de la table ronde : « La question trans dans la psychanalyse et pour la psychanalyse », du colloque : Interroger la féminité aujourd’hui, deuxième acte « La féminité, le phallique et la question transsexuelle », à Espace analytique, Paris, 29 mai 2021.
[2] Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental, n°3, p. 19 ; disponible également dans Pipol News 27, 1er février 2011, publication en ligne http://s3.e-monsite.com/2011/02/11/65362854pipol-news-27-francais-pdf.pdf
[3] Ibid., p. 22, et en ligne.
[4] Garapon A., « Le sujet de droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1993/2 (Volume 31), pages 69-83, disponible en ligne à https://www.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-1993-2-page-69.htm
[5] Zarka Y.-C., « L’invention du sujet de droit », Archives de Philosophie, vol. 60, n°4, Centre Sèvres, Facultés jésuites de Paris, 1997, p. 531-550, disponible en ligne à https://www.jstor.org/stable/43037595
[6] Spire A., « Entretien avec Pierre Legendre : “Nous assistons à une escalade de l’obscurantisme” », Le Monde, 22 octobre 2001.
[7] Thomas Y., « Le sujet de droit, la personne et la nature. Sur la critique contemporaine du sujet de droit », Le Débat, 1998/3, n°100, p. 85-107.