Nulle nostalgie
À l’heure où la psychanalyse lacanienne prend part activement au débat sur la théorie du genre, nombreux sont ceux qui veulent encore, par mauvaise foi ou ignorance de l’enseignement de Lacan, la classer dans le clan des nostalgiques du Père.
Certains concepts freudiens portent évidemment la marque de la croyance au Père qui régnait encore à l’époque où ils ont été inventés. Les concepts lacaniens des années cinquante, notamment le Nom-du-Père, ont aussi « pu passer pour une restauration du père par Lacan », indique Jacques-Alain Miller, alors qu’ils sont à lire au regard de son retour à Freud : « s’il l’a dégagé, mis au jour, formalisé, ce n’est pas pour y adhérer, ce n’est pas pour le continuer, le Nom-du-Père, c’est pour y mettre fin » [1].
Lacan a établi que le Père en tant que nom avait réussi à ex-sister, et donc à avoir des effets réels sur la subjectivité, avant de constater que ce nom avait cessé d’exister, dans la mesure où son caractère de semblant s’était révélé [2]. La pluralisation du Nom-du-Père, détachant le nom de la fonction, sous-tend que si celle-ci est liée à la production d’effets de signification et de limitation de la jouissance, d’autres noms peuvent remplir cet office.
Nul progrès
Mais Lacan n’a jamais cru que la fin du règne du père amènerait un progrès, ni qu’elle s’effectuerait sans reste. En 1968, il évoque la trace, la cicatrice de l’évaporation du père [3], et en 1974 la trace du retour du Nom-du-Père dans le réel [4]. Il corrèle d’abord cette trace au surgissement d’une ségrégation renforcée, et la lie ensuite au fait que le social prend « une prévalence de nœud », dans la mesure où « il détient ce pouvoir du nommer à au point [que] s’en restitue un ordre […] qui est de fer »[ 5]. On passe de l’ordre du père qui oriente le destin du sujet, en disant non à la jouissance, à un ordre où ce sont des signifiants-maîtres prélevés dans l’Autre qui font la trame de l’existence du parlêtre en le nommant à quelque chose. Lacan souligne que ce nouvel ordre est de fer, car si le Nom-du-Père nouait cette perte à la dimension de l’amour, ces nominations à sont injonctives, dans la mesure où le surmoi s’incarne dans le langage lui-même, qui enjoint le sujet à jouir.
« Là où Freud met l’accent sur l’amour du père, Lacan enquête sur l’incroyance en la jouissance produite par l’amour du père […], sur la jouissance hors garantie » [6], indique J.-A. Miller. Pour ce qui en est de se savoir débrouiller avec sa jouissance, dans l’ordre du père ou dans l’ordre de fer, le sujet reste aliéné au désir de l’Autre dont il n’obtient ni essence, ni boussole vers ce qui serait son bien, « sinon d’être coincé, squeezé dans un certain nœud » [7].
« Les non-dupes errent »
Dans ce witz, on retouve l’idée d’une trace de la disparition du père : une erre, dit Lacan, c’est « la lancée de quelque chose quand s’arrête ce qui la propulse et [qu’elle] continue de courir encore » [8]. Les non-dupes ont certes en apparence « les coudées franches » vis-à-vis du père, mais ils conservent un rapport à lui, sous la forme du refus. Ils sont « comme à l’étranger », tels des voyageurs qui cheminent à l’écart des grandes routes : « La seule chose dont ils ne s’aperçoivent pas, c’est que rien qu’à faire surgir cette fonction de l’étranger, ils font surgir du même coup […] la troisième dimension, celle grâce à quoi des rapports de cette vie, ils ne sortiront jamais, si ce n’est d’être alors plus dupes encore que les autres, de ce lieu de l’Autre, pourtant, qu’avec leur imaginaire ils constituent comme tel. » [9]
Les non-dupes errent dans l’imaginaire – dimension dont Lacan dit qu’elle est celle qui produit les normes – tandis que les dupes du père errent dans le symbolique. C’est que les uns comme les autres errent vis-à-vis de ce qui, de la jouissance, ne peut s’articuler dans ces deux registres.
L’amour de l’inconscient est dès lors la seule issue pour errer moins, car il permet de s’approcher du réel. Dans cette perspective, souligne J.-A. Miller, Lacan promeut « à la place du Nom-du-Père […] le symptôme comme l’équivalent dans la psychanalyse d’un savoir dans le réel » [10].
Lacan invite les psychanalystes à forger une autre éthique, fondée sur la façon d’être « toujours plus fortement dupe » [11] de ce savoir. Or, du fait du succès de la psychanalyse, « [p]our la première fois dans l’histoire, il vous est possible […] de refuser d’aimer votre inconscient, puisque enfin vous savez ce que c’est : […] un savoir emmerdant » [12]. Être dupe de l’inconscient implique, pour les analystes, de se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir [13], dans la mesure où il est présent, ne serait-ce que par ses traces, dans l’inconscient. Comme l’écrivait Serge Cottet : « Décrasser l’inconscient du Nom-du-Père, c’est coton. Inutile de mettre la psychanalyse à la remorque du sociologisme, du féminisme, du “politiquement correct” sous prétexte que la différence est sur le point de déserter la famille. » [14] Vis-à-vis du père, « l’inconscient n’en fait qu’à sa tête. Il décidera lui-même, d’y croire ou pas, en fonction de la jouissance qu’il y trouve » [15].
[1] Cf. Miller J.-A., in Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 20 novembre 1996, inédit.
[2] Cf. ibid.
[3] Cf. Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8, disponible sur le site de Cairn.
[4] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 mars 1974, inédit.
[5] Ibid.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas… », op. cit., cours du 11 décembre 1996.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », op. cit.
[8] Ibid., leçon du 13 novembre 1973.
[9] Ibid.
[10] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas… », op. cit., cours du 12 mars 1997.
[11] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », op. cit., leçon du 13 novembre 1973.
[12] Ibid., leçon du 11 juin 1974.
[13] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 145.
[14] Cottet S., « Feu sur l’ordre symbolique », La Cause freudienne, n°60, juin 2005, p. 129, disponible sur le site de Cairn.
[15] Ibid.