La cancel culture voudrait gommer, effacer certaines références imaginaires qui permettaient de conter aux enfants ce qui de l’horreur ne peut se dire. Si le baiser du prince charmant ne peut plus s’inscrire, puisque la belle au bois dormant ou Blanche Neige ont été endormies par un sortilège et ne peuvent donc donner leur consentement, la vilaine sorcière ou la marâtre qui ravagent, elles, ne sont pas exclues de la transmission culturelle. Adieu les rêves des jeunes filles, le prince charmant ne pourra plus vous réveiller ! Seule la mère pourra continuer à vous ravager. Vous n’aviez qu’à laisser un contrat, signé de votre main, stipulant votre parfaite santé et votre non-vulnérabilité. Ceci dit, à accepter de manger la pomme empoisonnée, étiez vous en parfaite santé ? Vous aviez fait confiance à la vilaine sorcière, cette mère dont la bonté d’apparat vous a attendri. Aviez-vous toutes vos facultés pour ne pas voir, derrière toute cette grande bonté, l’ineffable sorcière ?
À ne plus voiler le réel par les fictions de culture commune, c’est le grand plongeon dans l’horreur. C’est le principe de réalité ! Pourquoi voiler ce qui sera amené à se rencontrer ? Après le père, il ne reste que le pire. Alors, resservons-nous un peu, reprenons un peu de culture, et revenons à Lacan : passons de « la cancel culture » à « Lacan c’est la culture ». Pour autant, il n’y a pas lieu de croire à l’amour avec Lacan, sauf à lui rendre sa dignité. Celle du transfert, bien sûr. Lors de son Séminaire Encore, sur la sexuation féminine, Lacan donne une dimension nouvelle à l’amour et indique que tout amour tend à faire passer la contingence (cesse de ne pas s’écrire) à la nécessité (ne cesse pas de s’écrire) et c’est ce qui fait son drame [1]. Le drame de l’amour est de croire en cette illusion que le rapport sexuel pourrait cesser de ne pas s’écrire, à la faveur d’une rencontre. Pendant un instant, il y a l’illusion, par les affects qui résultent de la rencontre, que le rapport sexuel puisse s’écrire, c’est un moment de pure contingence, celui d’une rencontre entre deux partenaires. Cela ne peut cependant que rater. L’amour, en tenant lieu de fiction, permet de parer à l’inexistence d’une écriture du rapport entre les sexes. Ce sont en fait deux exils qui se rencontrent, par contingence. Et l’amour tente de mettre un voile sur cette contingence pour la transmuer en nécessité. Lorsque le voile de l’amour se lève, surgit alors son drame : chacun est exilé du rapport sexuel, et la nécessité est, pour chacun, celle de son symptôme. Le sujet, en effet, porte en lui même une faille native, celle de son exil du rapport sexuel. Il la comble par les identifications : « L’identification sexuelle vient à la place du rapport sexuel qu’il n’y a pas, qui vient à la place de la faille marquée du sigle $. » [2] Lacan, dans son Séminaire …ou pire pose la question « Qu’est-ce donc, la nécessité ? » à laquelle il répond : « à faire […] votre bricolage de tous les jours, […] à le répéter, ce bricolage, de façon inlassable. C’est ce que l’on appelle […] le symptôme » [3]. Il continue en indiquant que l’inexistence qui est au principe du symptôme est celle de la vérité [4]. C’est donc au principe de la « supposition d’inexistence » [5] que s’inscrit une nécessité. Cette supposition d’inexistence est celle du rapport sexuel qui ne peut s’écrire, le réel auquel le sujet se confronte produisant la nécessité du symptôme comme écriture d’une jouissance. Le symptôme est une nécessité, une écriture qui ne cesse pas, un bricolage face à la rencontre avec l’inexistence du rapport entre les sexes. Ça ne cesse pas de s’écrire dans la rencontre avec l’autre.
Cette nécessité du symptôme conduit le sujet vers l’analyste : « ça suffit comme ça… c’est plus fort que moi », parce que la jouissance en jeu, à ne pas cesser de s’écrire, propulse vers la recherche d’un savoir sur ce qui se déroule dans le corps. Nécessité du symptôme et savoir ont alors partie liée : il y a un savoir insu qui ne cesse pas de s’écrire dans le corps au travers du symptôme.
Il n’y a peut-être pas nécessité d’aimer son prochain, mais il y a une nécessité à s’analyser et, à terme, à faire avec son propre exil du savoir. Les fictions des contes de fées, tout comme les romans, adoucissent notre exil. Ils ne sont pas savoirs mais fictions, une main tendue de l’Autre pour parer l’horreur du non-rapport entre les sexes en attendant l’écriture nécessaire d’un bricolage symptomatique. Pour reprendre les propos de Jacques-Alain Miller lors de sa récente intervention en visioconférence[6] avec les collègues russes du champ freudien à l’occasion de la sortie de leur revue internationale : « Si on efface toute différence entre l’enfant et l’adulte, ce sont les fondements même de la démocratie qui sont mis en question ».
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 132.
[2] Miller J.-A., « Déficit ou faille », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 125.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 51.
[4] Cf. ibid., p. 52.
[5] Ibid.
[6] Cf. Miller J.-A., intervention lors de la présentation du neuvième numéro de la revue internationale de psychanalyse en langue russe, 15 mai 2021, disponible sur YouTube.