Pénia la mendiante rode dans les parages de la fête donnée en l’honneur d’Aphrodite, elle guette la possibilité d’obtenir quelques restes. Elle trouve mieux, Poros, le dieu de la ressource, endormi, cuvant ses excès. L’idée s’impose à elle d’en obtenir un enfant : « elle s’étendit près de lui et devint grosse d’Éros » [1].
Étonnante conception que celle d’Éros dans Le Banquet de Platon. Le projet de Pénia d’abuser Poros dans son sommeil se réalise lors d’une scène digne des théories sexuelles infantiles : aucune érotique ne signale un quelconque usage du corps de l’autre. Éros est le fruit d’une pure ellipse du rapport sexuel.
L’érotomanie possède quelques affinités avec le mythe dont est tiré l’étymologie. Une contingence plus qu’un plan longuement réfléchi, la naissance d’un amour hors du champ de l’incarnation ; au moins deux similitudes avec cette forme de l’amour que Jacques-Alain Miller nomme « solution érotomaniaque » [2] dans son cours « Les us du laps ».
Un objet circule entre l’amant et l’aimé, mais ce lien ténu, et pourtant puissant, est-il réellement prélevé dans l’épaisseur trouée du corps ? N’est-ce-pas plutôt la captation par sa propre interprétation, d’un geste, d’une parole, d’un regard, d’un rire, qui devient l’objet d’une élucubration ? L’objet prélevé sur le corps de l’Autre est moins cause du désir que saisi à la racine d’une interprétation.
C’est un aspect très marqué du cas présenté par Carlos Dante García dans L’Amour dans les psychoses [3]. « La captive », c’est Alicia, une jeune femme de trente-cinq ans. L’idée, qui lui apparait pendant sa grossesse, et selon laquelle son beau-frère est le père de son enfant, s’est mue en une certitude qui a bouleversé l’entourage familial. Elle exprime de manière impeccable le phénomène transitiviste avec lequel elle est aux prises : elle possède autant qu’elle est possédée par une « idée captive ». « L’idée captive qu’on m’impose n’est pas apparue du jour au lendemain […]. Nous étions dans la chambre, mon beau-frère et moi, et il m’a touchée, il m’a frôlé la main. À ce moment-là, j’ai pensé qu’il avait quelque chose à me dire, qu’il arrivait quelque chose. Je ne savais pas quoi exactement. […] J’ai pensé que cela avait à voir avec le bébé, mais je n’en étais pas sûre. […] Il y avait quelque chose en lui qui me concernait. [I]l m’a saluée et m’a regardée d’une façon bizarre. […] Immédiatement j’ai pensé : “C’est le père de mon bébé.” » [4]
La fixité de cette certitude durera longtemps. Une intervention, à point nommé de l’analyste, aura pour effet de séparer l’impérieuse nécessité de retrouver le beau-frère et la possibilité de continuer à parler d’amour. En effet, et c’est un autre point remarquable du cas, Alicia « venait parler d’amour ; c’était la tâche qu’elle-même avait proposée » [5].
Au-delà de la structure érotomaniaque, une attache indéfectible lie le signifiant et la jouissance qui donne à la parole d’amour une force toute particulière : « c’est que parler d’amour est en soi une jouissance » [6].
Qui d’autre que l’érotomane s’autorise à lui donner une telle ampleur ? À part peut-être l’analysant… ou bien l’amant courtois qui la chante en illimité !
Le tour de force de l’amour érotomane réside dans sa puissance à exploiter le « désir d’être Un » [7]. Un se jouir poussé dans ses retranchements les plus vifs dont l’autre est l’instrument autant que le prétexte.
La solution érotomane, dans laquelle on assume, « dans la joie, le fait d’être ce que l’Autre désire, d’être la cause de son désir » [8] est-elle un point de butée de l’expérience analytique ? Alicia – dont la certitude d’être captive de son amour pour un homme lié à sa sœur est tenace – trouvera dans l’écriture une façon moins couteuse d’en parler. Le transfert n’est pas sans lien avec ce travail de fond où il est question de résoudre le problème posé par l’amour. Ses écrits nourrissent les séances et vice versa, hors de la scène du monde désormais disponible à d’autres investissements.
[1] Platon, Le Banquet, Paris, Flammarion, 1998, p. 142.
[2] Miller J.-A., « “Les us du laps”. Vingtième séance du cours. Mercredi 31 mai 2000 », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2021, p. 54.
[3] García C. D., « La captive », in Miller J.-A. (s/dir.), L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 21-33.
[4] Ibid., p. 25.
[5] Ibid., p. 29.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 77.
[7] Ibid., p. 12.
[8] Miller J.-A., « “Les us du laps”… », op. cit., p. 54.